— Et si on ne dit pas qu’on a soixante ans ?
— Pourquoi le ferait-on ? Vivre au delà de son temps, ce n’est pas drôle. Et, tous les dix ans, il y a un recensement qui permet de retrouver ceux qui ont été assez fous pour tenter de tricher. En outre, ton âge est inscrit dans ton dossier.
— Pas le mien, lâcha Schwartz étourdiment. D’ailleurs, je n’ai que cinquante ans… enfin, je les aurai à mon prochain anniversaire, se rattrapa-t-il.
— Cela ne change rien. Il suffit d’examiner la structure des os pour contrôler leur âge. Tu ne le sais pas ? Il n’y a aucun moyen de camouflage. Ils me prendront la prochaine fois. Bien… A toi de jouer.
Mais Schwartz fit la sourde oreille.
— Vous voulez dire que…
— Dame ! Je n’ai que cinquante-cinq ans, mais regarde mes jambes. Est-ce que je peux travailler ? La famille se compose de trois personnes qui sont enregistrées et notre quota est fixé en fonction de trois travailleurs. Quand j’ai été paralysé, j’aurais dû être déclaré et il aurait été réduit. Mais j’aurais été passible de la sexagésimale par anticipation et Arbin et Loa n’ont pas voulu faire ça. Ce qui était stupide, parce que cela les a obligés à se tuer à la tâche… avant pan arrivée. Et qu’importe comment, ils m’épingleront l’année prochaine. C’est à toi de jouer.
— Parce que le recensement aura lieu l’an prochain ? Tout juste. A toi de jouer.
— Attendez ! Est-ce que tout le monde est éliminé à soixante ans ? Il n’y a pas d’exceptions ?
— Pas pour des gens comme toi et moi. Le haut ministre vit jusqu’au bout de son existence. Les membres de la Société des Anciens aussi, de même que certains savants et des personnes qui ont rendu d’éminents services. Cela ne va pas bien loin. Il y a peut-être une dizaine de dérogations par an. Mais c’est à toi de jouer !
— Qui décide des exemptions ?
— Le haut ministre, naturellement. Tu joues, oui ou non ?
Mais Schwartz se leva.
— Ce n’est pas la peine. Echec et mat en cinq coups. Ma reine prend votre pion. Echec. Vous êtes forcé de mettre votre roi en cavalier 1. J’amène mon cavalier en roi 2. Echec. Vous êtes obligé de reculer en fou 2. Ma reine va en roi 6. Echec. Vous allez en cavalier 2, ma reine en cavalier 6, et quand vous vous réfugiez en tour 1, elle va en tour 6. Echec et mat. Bonne partie, ajouta-t-il automatiquement.
Grew contempla longuement l’échiquier puis, poussant une exclamation de dépit, il l’expédia au loin. Les pièces scintillantes roulèrent dans l’herbe.
— Tu m’as distrait avec ton foutu bavardage, glapit l’infirme.
Mais Schwartz ne l’entendit pas. Il n’avait plus qu’une seule pensée : il fallait à tout prix qu’il échappe à la sexagésimale.
Vieillissons ensemble !
Le meilleur, encore, est à naître…
Mais quand Browning avait dit cela, l’homme était légion sur la Terre et les réserves alimentaires étaient illimitées. Le « meilleur », à présent, c’était la soixantaine – et la mort.
Schwartz avait soixante-deux ans.
Soixante-deux…
La conclusion se forma avec une parfaite netteté dans son esprit méthodique. S’il ne voulait pas mourir, il fallait quitter la ferme. Autrement, ce serait le recensement et, par conséquent, la mort.
Donc, il devait partir. Mais pour aller où ?
Il y avait ce… qu’était-ce ? un hôpital ?… cet hôpital à Chica. On l’y avait déjà conduit. Et pourquoi ? parce qu’il était alors un « cas » médical. Mais n’en était-il pas toujours de même ? De plus, maintenant, il était capable de s’exprimer ; il pourrait décrire ses symptômes, ce qui lui avait été impossible précédemment. Il pourrait même faire état de l’attouchement d’esprit.
Mais n’était-ce pas un phénomène universellement répandu ? Comment le savoir ? Aucun des autres ne connaissait cette expérience. Ni Arbin, ni Loa, ni Grew. Schwartz en était certain. Ils n’étaient conscients de sa présence que s’ils le voyaient ou l’entendaient. Et battrait-il ainsi Grew aux échecs si celui-ci possédait…
Attention ! Les échecs étaient un jeu populaire. Si les gens avaient eu ce don, ils n’auraient pas pu y jouer. Pas vraiment.
Donc, Schwartz était par la force des choses une exception – un cas psychologique. Etre un cas ne serait peut-être pas une existence particulièrement joyeuse, mais cela lui assurerait la vie sauve.
Et si l’on examinait la possibilité nouvelle qui venait de lui apparaître, s’il était, non pas un amnésique, mais un voyageur temporel ? Outre l’attouchement mental, il était un homme venu du passé. Un spécimen historique, un témoin archéologique. Ils ne pourraient pas le tuer.
A condition qu’ils le croient ?
Hemm… A condition qu’ils le croient…
Le docteur le croirait. Le jour où Arbin l’avait emmené à Chica, Schwartz avait besoin de se raser. Il se le rappelait fort bien. Après, sa barbe n’avait plus jamais repoussé, ce qui signifiait qu’on lui avait fait quelque chose. Que ce docteur savait qu’il avait eu des poils sur les joues. Serait-ce déterminant ? Grew lui avait dit un jour que seuls les animaux avaient des poils sur la figure.
Il fallait donc se rendre auprès du docteur.
Comment s’appelait-il ? Shekt ? Oui, Shekt, c’était bien ça.
Mais il connaissait si mal ce monde horrible… En s’esquivant de nuit ou en s’enfuyant à travers champs, il plongerait dans l’inconnu, il risquerait de pénétrer dans les mortelles poches radio-actives dont il ignorait tout. C’est pourquoi il prit la route en début d’après-midi, avec la témérité d’un homme qui n’a pas d’autre choix. La famille Maren n’attendrait pas son retour avant l’heure du souper et, à ce moment-là, il serait loin.
Pendant la première demi-heure, il éprouva un sentiment d’exultation, pour la première fois depuis que tout avait commencé. Enfin, il agissait. Il faisait quelque chose, il luttait. Quelque chose qui avait un but. Ce n’était pas une fuite aveugle comme cela avait été le cas à Chica.
Et, pour un vieil homme, il se défendait plutôt bien. Il allait leur faire voir !
Brusquement, il s’arrêta. Au milieu de la route. Parce que quelque chose s’imposait à son attention, quelque chose qu’il avait oublié.
L’étrange et anonyme attouchement d’esprit qu’il avait décelé le soir où il se dirigeait vers l’horizon luminescent et où Arbin l’avait rattrapé. Celui qui provenait du domaine ministériel.
Et Schwartz le sentait à présent derrière lui. A l’affût.
Il écouta avec plus d’intensité – c’était, tout au moins, l’équivalent d’écouter. L’attouchement ne se rapprochait pas mais ne le quittait pas non plus. Vigilance, animosité mais pas de fureur.
Il décela d’autres choses. Il ne fallait pas que celui qui suivait Schwartz le perde de vue. Et il était armé. Prudemment, presque machinalement, le fugitif se retourna et balaya l’horizon d’un regard avide.
L’attouchement se modifia aussitôt. Il se fit méfiant, soupçonneux comme si la sécurité et le succès de l’entreprise, quelle qu’elle pût être, étaient mis en question. L’idée des armes que possédait l’inconnu passa au premier plan. Comme s’il songeait à en faire usage au cas où il tomberait dans un traquenard.
Schwartz, qui n’en avait pas et était réduit à l’impuissance, comprit que son suiveur le tuerait plutôt que de le laisser disparaître hors de sa vue, qu’il le tuerait au premier geste imprudent. Et il ne voyait personne.
Aussi reprit-il sa marche, conscient que l’autre restait assez près de lui pour pouvoir l’abattre, le cas échéant. Son échine se crispait dans l’attente de… il ne savait quoi. Quelle impression cela fait-il de mourir ? Quelle impression ? La question le lancinait au rythme de ses pas, lui mettait la tête à l’envers, lui taraudait l’esprit au point que c’en était presque intolérable.
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