— A la Résidence, ordonna-t-il.
Le taxi démarra.
Creen, un vague sourire aux lèvres, avait assisté au départ d’Arvardan. Il sortit un petit carnet de sa poche et l’étudia attentivement tout en tirant sur sa cigarette. Il n’avait pas soutiré grand-chose à ses compagnons de voyage en dépit de l’histoire de son oncle (qu’il avait déjà utilisée auparavant avec de bons résultats). Certes, le vieux avait fait allusion à un type qui avait dépassé l’échéance et accusé les Anciens de l’avoir pistonné. Cela pourrait être considéré comme une diffamation à l’égard de la Confrérie. Mais, n’importe comment, ce zozo était bon pour la sexagésimale dans un mois. Inutile de le dénoncer.
Mais l’Etranger, c’était différent. Creen relut ses notes avec un certain plaisir : « Bel Arvardan, Baronn, secteur de Sirius. A manifesté de la curiosité à propos de la sexagésimale. Garde le secret sur ses affaires personnelles. Arrivé à Chica à bord d’un appareil commercial à 11 heures, méridien local, ce 12 octobre. Attitude antiterrestre très marquée. »
Cette fois, peut-être bien qu’il avait mis dans le mille. Epingler ces petits braillards qui faisaient des remarques imprudentes était un travail fastidieux, mais quand on tombait sur un truc comme ça, c’était payant.
La Confrérie aurait son rapport avant une demi-heure. Creen sortit de l’aérogare d’un pas nonchalant.
Le Dr Shekt compulsa pour la vingtième fois son cahier de notes le plus récent. Il leva les yeux à l’entrée de Pola. La jeune fille, fronçant les sourcils, enfila sa blouse.
— As-tu mangé, père ?
— Hein ? Oh oui, bien sûr… Mais qu’est-ce que c’est que ça ?
— C’est ton déjeuner. C’était, plutôt. Ce que tu as mangé était sûrement ton breakfast. Voyons ! A quoi bon te faire apporter des repas si tu n’y touches pas ? Désormais, j’exigerai que tu rentres à la maison pour manger.
— Ne t’énerve pas, je le mangerai, ce déjeuner. Je ne peux quand même pas interrompre des expériences capitales chaque fois que tu estimes que c’est l’heure de manger, tu sais.
Sa gaieté lui revint quand il en arriva au dessert.
— Tu n’as pas idée de l’espèce d’homme qu’est ce Schwartz, Pola. Je t’ai parlé de ses sutures crâniennes insolites ?
— Oui, elles sont primitives, tu me l’as dit. Mais ça ne s’arrête pas là. Il a trente-deux dents : trois molaires en haut et en bas de chaque côté, dont une fausse de fabrication sûrement artisanale. En tout cas, c’est la première fois que je vois un bridge muni de broches métalliques prenant appui sur les dents voisines au lieu d’être greffé à la mâchoire. Mais as-tu jamais rencontré un homme qui ait trente-deux dents ?
— Je ne passe pas mon temps à compter les dents des gens, père. Quel est le nombre réglementaire ? Vingt-huit ?
— Bien entendu ! Mais attends, je n’ai pas fini. Nous avons effectué un examen interne, hier. Devine un peu ce que nous avons trouvé ?
— Des intestins ?
— Tu cherches délibérément à me faire endêver, Pola, mais cela m’est égal. Inutile de te creuser les méninges, je vais te dire. Schwartz possède un appendice vermiculaire de près de neuf centimètres de long. Et ouvert. Galaxie ! C’est absolument sans précédent ! J’ai pris des renseignements à l’école de médecine – discrètement, bien sûr. L’appendice vermiculaire n’a pratiquement jamais plus d’un centimètre et demi et il n’est jamais ouvert.
— Et cela veut dire quoi, au juste ?
— Que nous avons affaire à un récurrent intégral, à un fossile vivant. (Shekt s’était levé et il arpentait la pièce de long en large à pas pressés.) A mon sens, nous ne devrions pas nous en séparer, Pola. C’est un spécimen trop précieux.
— Non, père, tu ne peux pas faire cela. Tu as promis à ce fermier de lui rendre Schwartz et il faut tenir ta parole dans l’intérêt même de ce dernier. C’est un malheureux.
— Malheureux ! Allons donc ! Nous le traitons comme un riche Etranger.
— Qu’est-ce que cela change ? Le pauvre est habitué à sa ferme et à sa famille. C’est là qu’il a passé toute sa vie. Il a subi une expérience terrifiante – et douloureuse, j’en suis certaine – et son esprit fonctionne différemment, maintenant. On ne peut espérer qu’il comprenne. Il faut tenir compte de ses droits humains et le rendre aux siens.
— Mais la cause de la science, Pola : Quelle baliverne ! Quelle valeur a-t-elle pour moi ? Que penses-tu que dira la Confrérie quand elle aura vent de tes expériences clandestines ? Crois-tu qu’elle attache de l’importance à la cause de la science ? Et si tu ne veux pas penser à Schwartz, pense à toi. Plus longtemps tu le garderas, plus tu courras le risque de te faire prendre. Tu vas le renvoyer chez lui demain soir comme convenu, tu m’entends ? Sur ce, je vais aller voir s’il a besoin de quelque chose avant le dîner.
Mais cinq minutes plus tard, elle était revenue. Ses joues étaient livides.
— Père ! Il est parti !
— Qui est parti ? demanda Shekt, surpris.
— Schwartz. (Pola était au bord des larmes.) Tu as dû oublier de fermer la porte.
Le physicien se leva d’un bond et lança un bras en avant pour ne pas perdre l’équilibre.
— Depuis quand ?
— Je ne sais pas mais il ne doit pas y avoir bien longtemps. Quand l’as-tu quitté ?
Il y a moins d’un quart d’heure. J’étais ici depuis seulement une ou deux minutes quand tu es arrivée.
— Bon, fit Pola avec une soudaine résolution. Je vais à sa recherché. Il est peut-être tout simplement en train de se balader dans le voisinage. Toi, tu ne bouges pas. Si quelqu’un d’autre tombe sur lui, il ne faut surtout pas qu’on puisse établir de rapport avec toi. Tu m’as compris ?
Shekt ne put qu’acquiescer.
Après sa séquestration dans cet hôpital-prison, Joseph Schwartz marchait librement dans la ville mais il n’était pas pour autant vibrant d’enthousiasme. Il ne se leurrait pas : il n’avait aucun plan d’action. Il savait parfaitement qu’il était simplement réduit à improviser. La seule impulsion rationnelle qui le guidait (par opposition au désir purement aveugle de cesser d’être passif et de se lancer dans l’action, quel que soit le sens de cette action) était l’espoir que le hasard le mettrait en face d’un quelconque élément de son existence qui lui rendrait la mémoire. Car il était maintenant convaincu d’être amnésique.
Le premier aperçu qu’il eut de la ville fut, toutefois, décourageant. On était à la fin de l’après-midi et Chica était d’un blanc laiteux sous le soleil. Les bâtiments donnaient l’impression d’être en porcelaine comme la ferme sur laquelle il était tombé lors de son arrivée.
Quelque chose lui soufflait qu’une ville aurait dû être grise et rouge. Et beaucoup plus sale. C’était une certitude.
Il marchait lentement, assuré qu’il n’y aurait pas de recherches organisées pour le retrouver. Cela, il en était convaincu sans savoir pourquoi ni comment. Certes, au cours des jours précédents, il avait constaté qu’il était de plus en plus sensible à l’» atmosphère », à l’» aura » des choses qui l’entouraient. C’était fié à la façon étrange dont fonctionnait son esprit depuis… depuis…
Sa pensée se perdit.
En tout cas, c’était une « atmosphère » de secret qui imprégnait cet hôpital carcéral. De secret et de peur, semblait-il. Donc, on ne le pourchasserait pas à cor et à cri. Il le savait ! Mais pourquoi le savait-il ? Cette bizarre activité mentale était-elle associée aux cas d’amnésie ?
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