Mais Stettin ne répondit pas. Il quitta la pièce en toute hâte, suivi par le regard lugubre des yeux bovins de Callia. Avant que l’heure fût écoulée, deux plis, au sceau officiel du Premier Citoyen, furent expédiés. L’un d’eux eut pour effet de lancer dans l’espace cinq cents astronefs de ligne, en vue d’effectuer ce que l’on appelait en termes officiels des « grandes manœuvres ». L’autre jeta un simple particulier dans la plus grande confusion.
Homir Munn interrompit ses préparatifs de départ lorsque le second de ces ordres le toucha. Il s’agissait évidemment de l’autorisation officielle de pénétrer dans le palais du Mulet. Il n’arrêtait pas de le lire et de le relire et il en éprouvait un sentiment tout autre que de la joie.
Mais Arcadia était ravie. Elle savait ce qui s’était passé.
Ou, du moins, elle s’imaginait le savoir.
Poli déposa le petit déjeuner sur la table sans quitter de l’œil le téléscripteur qui dégorgeait les bulletins apportant les nouvelles du jour. Cette ubiquité de l’œil était facilement réalisable sans compromettre le rendement du travail. Puisque tous les plats étaient enveloppés individuellement dans un récipient stérile, qui servait en même temps d’autocuiseur que l’on jetait à la poubelle après usage, son rôle se réduisait, en l’occurrence, à choisir le menu, à déposer les mets sur la table et à emporter les résidus, une fois le repas terminé.
Ce qu’elle vit lui tira un claquement de langue et un faible gémissement de compassion rétrospective.
« Les gens sont si méchants », dit-elle, à quoi Darell répliqua par un « Hum » peu compromettant.
Sa voix prit ce timbre criard qu’elle adoptait automatiquement lorsqu’elle se préparait à déplorer la méchanceté du monde. « Pourquoi diable ces terribles Kalganiens se conduisent-ils ainsi ? Ils ne nous ficheront donc jamais la paix ? Toujours des ennuis, rien que des ennuis !
« Regardez-moi ce gros titre : Une émeute devant le Consulat de la Fondation. Je leur dirais bien leur fait, moi, si je pouvais ! Ce qu’il y a de terrible chez les gens, c’est qu’ils n’ont pas de mémoire. Ils oublient tout, docteur Darell. Tenez, prenons la dernière guerre, après la mort du Mulet – bien sûr je n’étais encore qu’une petite fille à l’époque – quel désastre, juste ciel, quel malheur ! Mon oncle fut tué. Il avait vingt ans à peine, marié depuis tout juste deux ans, laissant une petite orpheline. Je me souviens encore de lui – il avait les cheveux blonds et une fossette au menton. J’ai quelque part un cube tridimensionnel de lui… Et aujourd’hui sa petite fille a elle-même un fils dans la marine et si jamais il arrive quelque chose…
« Et nous avions les patrouilles de bombardement, et les anciens qui prenaient la garde à tour de rôle dans la défense stratosphérique. Je me demande ce qu’ils auraient pu faire si les Kalganiens étaient venus jusque-là ! Ma mère avait coutume de nous parler du rationnement des vivres, de la vie chère et des impôts. Il était difficile de joindre les deux bouts…
« On pourrait croire que, s’ils avaient un atome de raison, les gens ne recommenceraient plus jamais pareille horreur ; qu’ils en seraient dégoûtés pour toujours. D’ailleurs, je ne crois pas que ce soient les gens du peuple qui soient les coupables ; je suppose que les Kalganiens préféreraient de beaucoup rester tranquillement dans leurs familles plutôt que d’aller dans des astronefs se faire tuer. C’est cet affreux Stettin ! Je me demande comment on permet à de pareilles gens de vivre ! Il a tué le vieux – comment s’appelait-il déjà ? – Thallos, et maintenant il ne rêve plus que de devenir le maître de l’univers.
« Et pourquoi veut-il nous attaquer ? Je n’en sais rien. Mais il est vaincu d’avance – c’est toujours la même histoire ; tout cela se trouve peut-être dans le Plan, et je me dis parfois que ce Plan doit être bien mauvais pour autoriser tant de batailles et de massacres, mais pour sûr je n’ai rien à dire de Hari Seldon, qui en sait certainement beaucoup plus que moi sur cet homme, et je suis bien sotte de mettre en doute sa valeur. Et l’ autre Fondation n’est pas moins coupable. Ils pourraient arrêter Kalgan dès maintenant pour le plus grand bien de tout un chacun. Il faudra bien qu’ils y arrivent, mais pensez-vous qu’ils auraient l’idée d’intervenir avant qu’on ait commencé le gâchis ? »
Le docteur Darell leva les yeux. « Vous disiez quelque chose, Poli ? »
Poli écarquilla les yeux puis les rétrécit avec colère. « Rien, docteur, absolument rien du tout ! Autant vaudrait tomber raide mort dans cette maison que de prononcer une seule parole. On vous dit toujours, courez par-ci, courez par-là, mais essayez seulement de dire un mot… » Et elle disparut en maugréant.
Son départ fit sur Darell aussi peu d’impression que son discours.
Kalgan ? Plaisanterie ! Un ennemi purement physique ! Ceux-là avaient toujours été vaincus.
Pourtant, il ne pouvait s’isoler de cette stupide crise. Sept jours plus tôt, le Maire lui avait demandé d’accepter le poste d’Administrateur de la Recherche et du Développement. Il avait promis une réponse pour aujourd’hui.
Eh bien…
Il s’agitait, en plein désarroi. Pourquoi l’avoir choisi, lui ? Et cependant, pouvait-il refuser ? Son attitude paraîtrait étrange, et il n’osait pas se singulariser. Après tout, que lui importait Kalgan ? A ses yeux, il n’y avait, il n’y avait toujours eu qu’un seul et unique ennemi.
Tant que sa femme avait vécu, il n’était que trop heureux de se dérober à la tâche, de se cacher. Ces longues journées tranquilles sur Trantor, avec autour d’eux les ruines du passé ! Le silence d’un monde dévasté dispensateur d’oubli !
Mais elle était morte. Cette quiétude avait duré en tout et pour tout moins de cinq années. Et après, il savait qu’il ne pourrait plus vivre qu’en combattant cet ennemi redoutable et vague, qui le privait de sa dignité d’homme en contrôlant sa destinée, qui faisait de sa vie une lutte stérile contre une échéance prévue d’avance, qui faisait de l’univers l’enjeu d’une haïssable et mortelle partie d’échecs.
On pouvait appeler cela sublimation – c’est le nom qu’il lui donnait lui-même – mais ce combat donnait un sens à sa vie.
Tout d’abord à l’Université de Santanni, où il avait fait cause commune avec le docteur Kleise. Cinq années fructueuses…
Pourtant, Kleise ne savait que rassembler des documents. La tâche véritable serait au-dessus de ses forces – et lorsque Darell en avait acquis la certitude, il avait su que le moment était venu de partir.
Kleise pouvait avoir travaillé en secret, il ne pouvait cependant se dispenser d’avoir autour de lui des collaborateurs qui ouvraient pour lui et avec lui. Il avait à sa disposition des sujets dont il explorait le cerveau. Derrière lui, une université qui l’appuyait. Autant de faiblesses.
Kleise ne pouvait le comprendre, et lui, Darell, ne pouvait l’expliquer. Ils se séparèrent ennemis. Tant mieux : il le fallait. Il devait abandonner la partie en vaincu – pour le cas où un œil indiscret aurait été le témoin de leur mésintelligence.
Là où Kleise opérait sur des graphiques, Darell travaillait au moyen de concepts mathématiques, dans les arcanes de son esprit. Kleise possédait de nombreux collaborateurs. Darell aucun. Kleise travaillait dans une université, Darell dans le calme d’une maison de banlieue.
Et il touchait presque au but.
Un membre de la Seconde Fondation n’était pas un humain dans la mesure où son cerveau entrait en jeu. Le plus fin physiologiste, le plus subtil des neurochimistes pourrait ne rien détecter – et pourtant la différence devait bien exister. Et puisque la différence se situait dans le cerveau, c’est en ce lieu qu’il devait être possible de la déceler.
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