« La partie est terminée, Channis, dit-il. Cette partie qu’ont jouée tous les hommes qui appartenaient à l’ex-Seconde Fondation. Car la Seconde Fondation n’est plus !
« Pourquoi avoir tant attendu ici, pourquoi tous ces bavardages avec Pritcher, alors que vous auriez pu le terrasser et lui arracher le pistolet sans le moindre effort physique ? Vous m’attendiez, n’est-ce pas, mais il ne fallait pas que je trouve une situation susceptible d’éveiller mes soupçons.
« Malheureusement pour vous, mes soupçons n’avaient pas besoin de réveille-matin. Je vous connaissais. Je vous connaissais bien, Channis de la Seconde Fondation.
« Mais qu’attendez-vous maintenant ? Vous me bombardez désespérément de mots, comme si le seul son de votre voix suffisait à me pétrifier sur ma chaise. Et pendant que vous discourez, une partie de votre esprit attend, attend, attend toujours. Mais personne ne viendra. Aucun de ceux que vous attendez – aucun de vos alliés. Vous êtes seul, Channis, et vous demeurerez seul. Savez-vous pourquoi ?
« C’est parce que votre Seconde Fondation s’est méprise sur mon compte, jusqu’à l’ultime minute. J’ai connu leur plan de bonne heure. Ils ont cru que je vous suivrais jusqu’ici et que je servirais de plat de résistance à leur cuisine. Vous teniez le rôle de leurre – un leurre pour un lamentable et stupide mutant, galopant avec une telle ardeur sur les talons de l’Empire qu’il ne manquerait pas de choir dans la plus grossière chausse-trape. Mais suis-je votre prisonnier ?
« Leur est-il seulement venu à l’esprit que je n’aurais garde de m’aventurer ici sans l’escorte de ma flotte ? L’artillerie d’un seul de mes astronefs suffirait à les réduire en poudre ! Ont-ils seulement pensé que je ne m’attarderais pas à de vaines discussions, que je n’attendrais pas les événements ?
« Il y a douze heures, mes astronefs ont été lancés contre Tazenda, et leur mission est déjà complètement terminée. Tazenda est en ruine. Tous les grands centres ont été anéantis sans opposer de résistance. La Seconde Fondation a vécu, Channis – et c’est moi, l’impotent, le difforme, qui suis le chef de toute la Galaxie. »
Channis ne pouvait rien faire d’autre qu’agiter faiblement la tête : « Non… non…
— Oui… oui, raillait le Mulet, et si vous êtes le dernier survivant, ce qui est fort possible, ce n’est plus pour longtemps. »
Suivit une courte pause hallucinante, et Channis faillit crier sous la douleur fulgurante que lui causait la pénétration déchirante des replis les plus secrets de son cerveau.
Le Mulet recula en murmurant : « Non, ce n’est pas suffisant. L’épreuve n’est pas concluante. Votre désespoir est affecté. Votre terreur n’est pas ce sentiment bouleversant qui accompagne la destruction d’un idéal, mais cette petite peur égoïste et mesquine que suscite l’instinct de conservation. »
Et la faible main du Mulet saisit Channis à la gorge sans qu’il pût se libérer de cette étreinte dérisoire.
« Vous êtes ma garantie, Channis, vous êtes ma sauvegarde contre toute erreur de jugement que je pourrais commettre. » Les yeux du Mulet se vrillaient dans les siens, exigeants, insistants. « Ai-je calculé juste, Channis ? Ai-je vaincu vos gens de la Seconde Fondation ? Tazenda est détruite, Channis, rasée. Alors, à quoi rime ce désespoir affecté ? Où se trouve la réalité ? Je dois connaître la vérité et la réalité ! Parlez, Channis, parlez ! N’ai-je pas sondé les esprits assez profondément ! Le danger subsiste-t-il toujours ? Parlez , Channis. En quel point me suis-je trompé ? »
Channis sentit les mots s’échapper péniblement de sa bouche. Ils sortaient comme à regret. Il serrait les dents pour tenter de les retenir. Il se mordait la langue. Il contractait tous les muscles de sa gorge.
Ils sortirent néanmoins, en s’entrechoquant, extraits par la force de sa gorge qu’ils déchiraient au passage, éraflant sa langue, heurtant douloureusement ses dents.
« La vérité, croassa-t-il, la vérité…
— Oui, la vérité. Que reste-t-il encore à faire ?
— Seldon a établi la Seconde Fondation ici même. Ici, comme je vous l’ai déjà dit. Je n’avais pas menti. Les psychologues sont venus et ont étendu leur autorité sur la population autochtone.
— De Tazenda ? » Le Mulet plongea profondément dans l’âme torturée de sa victime, lacérant sans pitié les replis les plus secrets de sa sensibilité. « C’est Tazenda que j’ai détruite. Vous savez ce que je cherche. Donnez-le-moi.
— Ce n’est pas Tazenda. J’ai dit que les membres de la Seconde Fondation pouvaient ne pas être ceux qui détiennent ostensiblement le pouvoir ; Tazenda est la figure de proue… » Les mots, à peine reconnaissables, se formaient en dépit des efforts de volonté de Channis. « Rossem… Rossem… C’est sur Rossem qu’elle se trouve… »
Le Mulet desserra son étreinte et Channis s’affaissa comme un paquet de chairs torturées.
« Et vous pensiez m’abuser ? dit le Mulet doucement.
— Vous avez été abusé. » C’était le dernier lambeau de résistance qui subsistait en Channis.
« Mais pas pour longtemps. Je suis en communication avec ma flotte. Après Tazenda, viendra le tour de Rossem, mais avant… »
Channis sentit l’ombre torturante s’élever devant lui, et le geste machinal de son bras vers ses yeux douloureux ne fut pas suffisant à le protéger. C’était une ombre qui l’étouffait, et tandis que son âme déchirée, tenaillée, s’enfonçait de plus en plus dans les ténèbres, il aperçut une ultime image du Mulet triomphant – ce cure-dent articulé et ricanant – avec son interminable nez charnu que le rire faisait trembler.
Le bruit s’éteignit et l’obscurité l’enveloppa de son voile miséricordieux.
L’évanouissement se termina par une sensation fulgurante rappelant l’éclat brutal d’une torche, et Channis reprit lentement conscience et l’usage de la vue à travers des yeux brouillés de larmes.
Sa tête le faisait atrocement souffrir, et c’est au prix d’une véritable agonie qu’il put y porter la main.
De toute évidence, il était vivant. Légèrement, telles des plumes qui planent après avoir été emportées par un tourbillon de vent, ses pensées se calmèrent et vinrent se poser dans son esprit. Il se sentit pénétré par un sentiment de réconfort. Lentement, avec des peines infinies il tourna la tête – et le soulagement qu’il ressentit lui donna un coup au cœur.
Car la porte était ouverte et le Premier Orateur se tenait debout sur le seuil. Il voulut parler, crier, l’avertir. Mais sa langue se figea et il sut qu’il était toujours prisonnier du puissant cerveau du Mulet qui bloquait en lui toute velléité de parole.
Il tourna encore la tête. Le Mulet était toujours dans la pièce. Il était furieux, les yeux étincelants. Il ne riait plus, mais un rictus féroce découvrait ses dents.
Channis sentit l’influence mentale du Premier Orateur effleurer son esprit d’une caresse apaisante. Puis il se produisit un choc : un bref assaut contre les défenses mentales du Mulet, suivi d’une retraite.
« Voici donc un nouveau venu qui vient me saluer », dit le Mulet, avec une furie grotesque. Son esprit agile poussa ses tentacules hors de la pièce… loin… loin.
« Vous êtes seul », dit-il.
Le Premier Orateur répondit par un geste d’assentiment.
« Je suis complètement seul. Il est nécessaire que je sois seul, puisque c’est moi qui me suis trompé en calculant votre avenir, il y a cinq ans. J’aurais éprouvé une certaine satisfaction à réparer mon erreur sans aucune aide. Malheureusement, je n’avais pas compté avec la puissance de votre champ de répulsion émotionnelle, qui défendait cette maison. Je vous félicite de l’habileté avec laquelle vous l’avez établi.
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