Instinctivement, la perception qu’avait Ender de ces événements se transforma. C’était une structure, un rituel. Madrid ne cherchait pas à le blesser, il prenait simplement le contrôle d’un événement inattendu et se servait de lui pour renforcer son emprise sur son armée.
— Nous sommes le feu qui les consume, ventre et tripes, tête et cœur ; nous sommes de nombreuses flammes, mais un seul feu.
— Salamandres ! crièrent-ils à nouveau.
— Même lui ne pourra pas nous affaiblir.
Pendant un instant, Ender se prit à espérer.
— Je travaillerai dur et j’apprendrai vite, dit-il.
— Je ne t’ai pas donné la permission de parler, répliqua Madrid. J’ai l’intention de t’échanger aussi rapidement que possible. Je serai probablement obligé de renoncer également à quelqu’un d’utile, en même temps que toi mais, petit comme tu es, tu es pire qu’inutile. Un gelé de plus, inévitablement, dans chaque bataille, voilà tout ce que tu es, et nous en sommes à présent au point où chaque soldat gelé a son importance au classement. Je n’ai rien contre toi personnellement, Wiggin, mais je suis sûr que tu peux t’entraîner aux dépens de quelqu’un d’autre.
— C’est un grand cœur, dit Petra.
Madrid s’approcha de la fille et la gifla avec le dos de la main. Cela ne fit pas beaucoup de bruit car seuls ses ongles l’avaient touchée. Mais quatre traînées rouges apparurent sur la joue et de petites gouttes de sang marquèrent l’endroit où les bouts de doigts avaient frappé.
— Voici tes instructions, Wiggin. J’espère que je n’aurai plus besoin de t’adresser la parole. Tu resteras à l’écart lorsque nous nous entraînerons dans la salle de bataille. Ta présence est obligatoire, naturellement, mais tu n’appartiendras à aucune cohorte et tu ne prendras pas part aux batailles. Quand nous livrerons bataille, tu t’habilleras rapidement et tu te présenteras à la porte avec les autres. Mais tu ne franchiras la porte que quatre minutes après le début de la partie et, ensuite, tu resteras près de la porte, sans dégainer ton arme ni tirer, jusqu’à la fin de la partie.
Ender acquiesça. Ainsi, il ne serait rien. Il espéra que l’échange ne tarderait pas.
Il remarqua en outre que Petra ne poussa pas de cri de douleur et ne toucha même pas sa joue, bien qu’une goutte de sang ait coulé, faisant une traînée jusqu’au menton. Peut-être était-elle maintenue à l’écart mais comme, de toute manière, Bonzo Madrid ne deviendrait sous aucun prétexte l’ami d’Ender, il avait intérêt à se lier avec elle.
On lui donna une couchette située à l’extrémité opposée de la salle. C’était une couchette supérieure de sorte que, lorsqu’il était couché, il ne voyait même pas la porte ; la courbe du plafond la cachait. Il y avait d’autres garçons, près de lui, fatigués, tristes, les moins appréciés. Ils ne souhaitèrent pas la bienvenue à Ender.
Ender posa la main sur le scanner afin d’ouvrir les placards, mais il ne se passa rien. Puis il se rendit compte que les placards n’étaient pas fermés à clé. Ils comportaient tous un anneau permettant de les ouvrir. Ainsi, il n’aurait plus d’intimité à présent qu’il était dans l’armée.
Il y avait un uniforme, dans le placard. Pas l’uniforme bleu pâle des Nouveaux, mais l’uniforme vert foncé, bordé d’orange, des Salamandres. Il ne lui allait pas bien. Mais on n’avait probablement jamais fourni ce type d’uniforme à un enfant aussi jeune.
Il était en train de le quitter quand il s’aperçut que Petra se dirigeait vers sa couchette. Il descendit pour l’accueillir.
— Détends-toi, dit-elle. Je ne suis pas un officier.
— Tu es chef de cohorte, n’est-ce pas ?
Quelqu’un ricana.
— Qu’est-ce qui a bien pu te donner cette idée, Wiggin ?
— Tu as une couchette sur le devant.
— J’ai une couchette sur le devant parce que je suis la meilleure tireuse de l’Armée de la Salamandre et parce que Bonzo a peur que je ne déclenche une révolution si les chefs de cohorte ne sont pas là pour me surveiller. Comme si je pouvais déclencher quoi que ce soit avec des garçons comme ceux-là.
Elle montra les jeunes gens tristes des couchettes voisines.
Que cherchait-elle à faire ? Rendre la situation encore plus pénible ?
— Tout le monde est meilleur que moi, dit Ender, dans l’espoir de se dissocier du mépris qu’elle manifestait à l’égard des garçons qui seraient, après tout, ses voisins.
— Je suis une fille, dit-elle, et tu es un pisseur de six ans. Nous avons beaucoup de choses en commun. Pourquoi ne serions-nous pas amis ?
— Je ne ferai pas tes devoirs, dit-il.
Quelques instants plus tard, elle s’aperçut que c’était une plaisanterie.
— Ha ! fit-elle. Tout est tellement militaire, quand on est dans le jeu. L’école est différente de celle des Nouveaux. Histoire, stratégie, tactique, doryphores, maths, étoiles, ce dont on a besoin en tant que pilote et commandant. Tu verras.
— Alors, tu es mon amie. Qu’est-ce que j’y gagne ? demanda Ender.
Il imitait sa façon traînante de parler, comme si tout lui était égal.
— Bonzo ne te laissera pas t’entraîner. Il t’obligera à emporter ton bureau dans la salle de bataille et à étudier. Il a raison, dans un sens – il ne veut pas qu’un petit garçon totalement inexpérimenté vienne désorganiser ses manœuvres. (Elle se mit à parler giria, argot imitant le petit-nègre des gens sans éducation.) Bonzo, lui précis . Lui très prudent , lui pisser dans un bol sans faire éclaboussures.
Ender sourit.
— La salle de bataille est continuellement ouverte. Si tu veux, j’irai avec toi, en dehors des heures, et je te montrerai ce que je sais. Je ne suis pas un soldat exceptionnel, mais je suis bonne et, de toute façon, j’en sais forcément plus long que toi.
— Si tu veux, répondit Ender.
— Début demain matin après le petit déjeuner.
— Et si la salle est occupée ? Nous y allions tout de suite après le petit déjeuner, avec mon groupe.
— Aucun problème. En fait, il y a neuf salles de bataille.
— Je n’ai jamais entendu parler des autres.
— Elles ont la même entrée. Tout le centre de l’École de Guerre, le moyeu de la roue, est occupé par les salles de bataille. Elles ne tournent pas avec le reste de la station. C’est de cette façon qu’ils réalisent l’apesanteur. Pas de rotation, pas de bas. Mais il est possible d’amener les neuf salles de bataille devant l’entrée du couloir que nous utilisons tous. Lorsqu’on est à l’intérieur, ils déplacent l’ensemble et une autre salle se trouve en position.
— Oh !
— Comme j’ai dit. Juste après le petit déjeuner.
— Bien, dit Ender.
Elle s’éloigna.
— Petra ! appela-t-il.
Elle se retourna.
— Merci.
Elle ne répondit pas, se contentant de pivoter à nouveau sur elle-même et de s’éloigner dans l’allée.
Ender regagna sa couchette et termina de quitter son uniforme. Il resta couché, nu, sur son lit, tripotant son nouveau bureau, essayant de déterminer si on avait touché ses codes d’accès. Bien entendu, son système de sécurité avait été effacé. Il ne pouvait pas posséder quoi que ce soit, même pas son bureau.
La lumière baissa légèrement. L’heure du coucher arrivait. Ender ignorait quelle salle de bains il devait utiliser.
— Tourne à gauche après la porte, dit son voisin. Nous la partageons avec les Rats, les Condors et les Écureuils.
Ender le remercia et s’éloigna.
— Hé ! dit le garçon. Tu ne peux pas y aller comme ça. Il faut toujours être en uniforme en dehors de cette salle.
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