Alai hocha la tête avec gravité.
— Toujours mon ami, toujours mon meilleur ami, dit-il.
Puis il ricana.
— Va découper les doryphores en morceaux.
— Ouais.
Ender lui rendit son sourire.
Soudain, Alai embrassa Ender sur la joue et lui souffla à l’oreille :
— Salaam.
Puis, rouge, il pivota sur lui-même et gagna son lit, qui se trouvait au fond du dortoir. Ender supposa que le baiser et le mot étaient plus ou moins interdits. Une religion réprimée, peut-être. Ou peut-être le mot avait-il une signification intime et puissante uniquement pour Alai. Quelle qu’en soit la signification pour Alai, Ender comprit qu’il était sacré ; qu’il s’était livré à Ender, comme la Mère d’Ender l’avait fait, quand il était tout petit, avant qu’on ne lui implante le moniteur, qu’elle avait posé les mains sur sa tête, alors qu’elle le croyait endormi, et qu’elle avait prié pour lui. Ender n’avait jamais parlé de cela, même pas à sa Mère, mais il avait conservé ce souvenir comme un objet saint, cette façon dont sa Mère l’aimait alors qu’elle croyait que personne, même pas lui, ne pouvait voir ou entendre. C’était ce qu’Alai lui avait donné ; un cadeau tellement sacré qu’Ender lui-même ne pouvait être autorisé à comprendre ce qu’il signifiait. Après cela, on ne pouvait rien ajouter. Alai arriva près de son lit et se tourna vers Ender. Ils se regardèrent dans les yeux pendant quelques instants, conscients de l’affection qui les liait. Puis Ender s’en alla.
Il n’y avait pas de vert-vert-marron dans cette partie de l’école ; il lui faudrait rejoindre cet itinéraire dans une zone publique. Les autres ne tarderaient pas à terminer leur dîner ; il n’avait pas envie d’aller près du réfectoire. La salle de jeux serait pratiquement vide.
Les jeux ne lui faisaient pas envie, dans l’état d’esprit où il se trouvait. Alors, il gagna les bureaux publics situés au fond de la salle et demanda son jeu personnel. Il gagna rapidement le Pays des Fées. Le Géant était mort lorsqu’il arrivait, à présent ; il devait descendre prudemment de la table, sauter sur un des pieds de la chaise renversée du Géant, puis sauter sur le sol. Pendant quelque temps, des rats avaient rongé le cadavre du Géant, mais Ender en avait tué un avec une aiguille provenant de la chemise déchirée du Géant et, ensuite, ils l’avaient laissé tranquille.
Le cadavre du Géant avait pratiquement fini de se décomposer. Ce qui pouvait être arraché par les petits nécrophages avait été arraché ; les vers avaient fait leur œuvre sur les organes ; c’était à présent une momie desséchée, creuse, au ricanement fixe, aux yeux vides et aux doigts repliés. Ender se souvenait de la façon dont il avait creusé dans l’œil, quand il était vivant, méchant et intelligent. Furieux et frustré comme il l’était, Ender avait envie de revivre ce meurtre. Mais le Géant faisait partie du paysage, désormais, et on ne pouvait pas se mettre en colère contre lui.
Ender avait toujours emprunté le pont conduisant au château de la Reine de Cœur, où il y avait de nombreux jeux ; mais ceux-ci ne lui faisaient plus envie. Il contourna le cadavre du Géant et remonta le cours du ruisseau, jusqu’à l’endroit où il sortit d’une forêt. Il y avait une aire de jeux : toboggan et assemblage de tubes, balançoire et manège, avec une douzaine d’enfants qui jouaient en riant. Ender constata que, dans le jeu, il était devenu un enfant bien que le personnage des jeux soit généralement adulte. En fait, il était plus petit que les autres enfants.
Il fit la queue au toboggan. Les autres enfants firent comme s’il n’existait pas. Il monta en haut de l’échelle, regarda le garçon qui était devant lui glisser rapidement le long de la spirale. Puis il s’assit et commença de glisser.
Il ne glissait que depuis quelques instants quand il traversa soudain la bordure et atterrit sur le sol, au pied de l’échelle. Le toboggan ne l’acceptait pas.
L’assemblage de tubes non plus. Il pouvait grimper pendant quelque temps mais, à un moment donné, une barre quelconque paraissait perdre toute substance, et il tombait. Il pouvait rester sur la balançoire basculante jusqu’au moment où elle atteignait le maximum de son ascension ; puis il tombait. Lorsque le manège allait vite, il ne pouvait plus tenir les barres, et la force centrifuge le jetait par terre.
Quant aux autres enfants, leurs rires étaient rauques, vexants. Ils tournaient autour de lui, le montraient du doigt et riaient longtemps avant de retourner à leurs jeux.
Ender eut envie de les frapper, de les jeter dans le ruisseau. Mais il se contenta d’entrer dans la forêt. Il trouva un chemin qui devint bientôt une antique route de brique, presque entièrement recouverte de mauvaises herbes, mais toujours utilisable. Il y eut des suggestions de jeux possibles, de part et d’autre, mais Ender n’en suivit aucune. Il voulait savoir où conduisait le chemin.
Il aboutissait dans une clairière avec un puits au milieu et une pancarte indiquant : « Bois, Voyageur ». Ender avança et regarda le puits. Presque au même moment, il entendit un grondement. De la forêt, sortirent une douzaine de loups à face humaine, la bave aux lèvres. Ender les reconnut – c’étaient les enfants de l’aire de jeux. Mais, à présent, leurs dents étaient capables de déchirer ; Ender, sans armes, fut rapidement dévoré.
Son personnage suivant apparut, comme d’habitude, au même endroit et il fut à nouveau dévoré, bien qu’il ait essayé de descendre dans le puits.
L’apparition suivante, toutefois, eut lieu sur l’aire de jeux. Les enfants se moquèrent à nouveau de lui. Riez toujours, se dit Ender. Je sais ce que vous êtes. Ender poussa une petite fille. Elle le suivit, furieuse. Ender l’entraîna en haut de l’échelle du toboggan. Bien entendu, il tomba ; mais, cette fois, comme elle le suivait de très près, elle tomba également. Lorsqu’elle heurta le sol, elle se transforma en loup et resta immobile, morte ou assommée.
Successivement, Ender entraîna tous les autres dans un piège. Mais, alors qu’il n’en avait pas encore terminé avec le dernier, les loups ressuscitèrent et ne redevinrent pas des enfants. Ender fut une nouvelle fois déchiqueté.
Cette fois, tremblant et couvert de sueur, Ender retrouva son personnage sur la table du Géant. Je devrais abandonner, se dit-il, je devrais rejoindre mon armée.
Mais il fit descendre son personnage, contourna le cadavre du Géant et gagna l’aire de jeux.
Cette fois, dès qu’un enfant tombait par terre et se transformait en loup, Ender traînait le corps jusqu’au ruisseau et le jetait dedans. Chaque fois, le corps crépitait comme si l’eau était un acide ; le loup se consumait, un nuage de fumée noire s’élevait et s’éloignait. Il était facile de se débarrasser des enfants bien que, à la fin, ils se soient mis à le suivre en groupe de deux ou trois. Les loups n’attendaient pas Ender dans la clairière, et il descendit dans le puits par la corde du seau.
La lumière, dans la caverne, était faible, mais il distingua des tas de pierres précieuses. Il ne s’arrêta pas, remarquant que, derrière lui, des yeux brillaient parmi les gemmes. Une table chargée de nourriture ne l’intéressa pas. Il passa parmi les cages suspendues au plafond et contenant chacune une créature exotique et d’aspect amical. Je jouerai avec vous plus tard, se dit Ender. Finalement, il arriva devant une porte sur laquelle était écrit en émeraudes étincelantes :
LE BOUT DU MONDE
Il n’hésita pas. Il ouvrit la porte et franchit le seuil.
Il se retrouva sur une étroite plate-forme, au flanc d’une falaise dominant un paysage de forêt au vert intense et clair avec des traînées de couleurs automnales et, ça et là, des taches de terrain dégagé, avec des villages et des charrues tirées par des bœufs, un château sur une éminence, au loin, et des nuages poussés par le vent, juste au-dessous de lui. Au-dessus de lui, le ciel était le plafond d’une caverne immense, avec des cristaux suspendus à l’extrémité de stalactites brillantes.
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