Orson Card - Xénocide

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Trois espèces intelligentes se partagent inégalement la planète Lusitania : les Pequeninos qui en sont les indigènes, les humains qui l’ont colonisée récemment et la Reine d’une ruche étrange qui y a été amenée par Ender le Stratège, appelé aussi la Voix des Morts.
Mais il existe sur Lusitania une quatrième espèce, un virus, la descolada, mortelle pour les humains et pour la Reine qui la tiennent difficilement en échec, mais qui est indispensable à la reproduction très particulière des Pequeninos.
La petite colonie humaine de Lusitania pourrait éradiquer le virus. Mais elle risquerait alors de commettre deux fois le crime inexpiable de xénocide, la destruction irrémédiable d’une espèce intelligente. D’abord, en interdisant aux Pequeninos d’entrer dans leur troisième vie et de se reproduire. Ensuite, en éliminant un virus si adaptable que certains le considèrent comme conscient.
Un xénocide : le crime qu’Ender lui-mëme a commis plus de trois mille ans plus tôt dans sa guerre interstellaire contre les Doryphores (
) et qu’il n’a eu de cesse d’expier depuis (
).
Avec l’aide des Lusitaniens de toutes espèces, celle de sa soeur Valentine et celle enfin des sages de la Voie, une planète de culture chinoise traditionnelle, Ender parviendra-t-il à éviter que le Congrès stellaire détruise Lusitania et tous ses habitants avant que la descolada ne se déchaïne à travers toute la galaxie ?

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« Pareils changements sont superficiels. La nature de l’organisme n’est pas modifiée. Les humains sont très fiers de leurs changements, mais toute transformation imaginée par l’individu se révèle être une nouvelle série de prétextes pour se comporter exactement comme il se comporte depuis toujours. »

« Vous êtes trop différents des humains pour pouvoir jamais les comprendre. »

« Vous êtes trop semblables aux humains pour pouvoir jamais les voir clairement »

Han Qing-jao avait sept ans quand les dieux lui parlèrent pour la première fois. Elle ne comprit pas tout de suite qu’elle entendait la voix d’un dieu. Tout ce qu’elle savait, c’est que ses mains étaient sales, couvertes de quelque ignoble bave invisible, et qu’elle devait les purifier.

Les premières fois, un simple passage sous l’eau suffisait, et elle se sentait mieux des journées entières. Mais, avec le temps, l’impression de souillure revenait à intervalles de plus en plus rapprochés et il lui fallait frotter de plus en plus pour enlever la saleté, à tel point qu’elle se avait les mains plusieurs fois par jour avec une brosse à soies dures qui lui piquait la chair jusqu’au sang. Ce n’était que lorsque la douleur était intolérable qu’elle se sentait purifiée, et ce pour quelques heures seulement.

Elle n’en parlait à personne ; elle savait, instinctivement, qu’il lui fallait tenir secrète la souillure de ses mains. Tout le monde savait que le geste de se laver les mains était l’un des premiers signes indiquant que les dieux parlaient à un enfant et, partout sur la planète de la Voie, la plupart des parents surveillaient leurs enfants dans l’espoir de découvrir les signes d’un souci excessif de la propreté. Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’était la terrible révélation de soi qui conduisait à la purification : le premier message des dieux parlait de l’indicible souillure de l’être auquel ils s’adressaient. Si Qing-jao se lavait les mains en cachette, ce n’était pas parce qu’elle avait honte que les dieux lui parlent mais parce qu’elle était sûre qu’on la mépriserait si l’on savait à quel point elle était vile.

Les dieux conspiraient avec elle à cette dissimulation. Ils lui permirent de circonscrire son brossage forcené à la paume de ses mains. Ce qui signifiait que, lorsque ses mains étaient sévèrement meurtries, elle pouvait en cacher la paume dans son poing fermé, les mettre dans les plis de sa jupe quand elle marchait ou les poser très modestement sur ses genoux quand elle s’asseyait – et personne ne les remarquait. On ne voyait qu’une petite fille bien élevée.

Si sa mère avait été encore en vie, le secret de Qing-jao aurait été découvert bien plus tôt. Il fallut en l’espèce plusieurs mois pour qu’une domestique s’aperçoive de quelque chose. La grosse Mu-pao remarqua par hasard une tache de sang sur une petite nappe provenant de la table où Qing-jao prenait son petit déjeuner. Mu-pao sut immédiatement ce que cela signifiait – des mains sanglantes n’étaient-elles pas un signe précoce de l’attention des dieux ? C’était pour cela que maints pères et mères ambitieux forçaient un enfant particulièrement prometteur à se laver sans relâche. Partout sur la planète, on disait qu’une personne pratiquant ces ablutions ostentatoires « appelait les dieux ».

Mu-pao alla séance tenante trouver le père de Qing-jao, le noble Han Fei-tzu, qu’on disait être le plus grand des élus, l’un de ceux dont le pouvoir était si grand aux yeux des dieux qu’il pouvait rencontrer des framling – des étrangers d’une autre planète – sans jamais aucunement trahir les voix des dieux qui résidaient en lui, préservant ainsi le divin secret de la planète de la Voie. Il serait reconnaissant à Mu-pao de lui avoir apporté la nouvelle, et Mu-pao serait honorée pour avoir été la première à voir les dieux en Qing-jao.

Une heure plus tard, Han Fei-tzu avait pris sa petite Qing-jao dans ses bras et ensemble ils se rendirent en chaise à porteurs au temple du Bloc-Chu. Qing-jao n’aimait pas ce moyen de transport – elle avait mal pour les hommes qui étaient obligés de porter leur poids.

— Ils ne souffrent pas, lui avait dit son père la première fois qu’elle avait exprimé cette idée. C’est un grand honneur pour eux. C’est l’une des manières dont les gens honorent les dieux – lorsque l’un des élus se rend dans un temple, il le fait sur les épaules des gens de la Voie.

— Mais je grandis tous les jours, répondit Qing-jao.

— Quand tu seras trop grande, soit tu marcheras à pied, soit tu voyageras dans ta propre chaise à porteurs.

Il n’avait pas besoin de lui expliquer qu’elle n’aurait sa propre chaise à porteurs que si elle devenait elle-même élue des dieux en grandissant.

— Et nous essayons, poursuivit-il, de montrer notre humilité en restant très minces et très légers afin de ne pas être un fardeau pour ceux qui nous portent.

C’était bien sûr une plaisanterie, puisque le ventre de son père, bien que n’étant pas énorme, montrait un certain embonpoint. Mais il y avait du vrai derrière cette boutade. Les élus ne doivent jamais devenir un fardeau pour le commun des mortels de la Voie. Le peuple doit toujours être reconnaissant aux dieux d’avoir entre toutes choisi leur planète pour faire entendre leurs voix, et non leur en faire reproche.

À présent, Qing-jao était plus préoccupée par le moment difficile qui l’attendait. Elle savait qu’elle allait être mise à l’épreuve.

— On apprend à de nombreux enfants à faire semblant d’entendre les voix des dieux, expliqua son père. Nous devons découvrir si les dieux t’ont véritablement choisie.

— Je veux qu’ils arrêtent de me choisir, dit Qing-jao.

— Et tu le voudras encore plus pendant l’épreuve, dit son père, avec dans la voix une pitié qui ne fit que renforcer l’angoisse de Qing-jao. Les gens du peuple ne voient que notre pouvoir et nos privilèges, et ils nous envient. Ils ne connaissent pas le grand tourment de ceux qui entendent les voix des dieux. Si les dieux te parlent vraiment, ma petite Qing-jao, tu apprendras à endurer ce tourment, tout comme le jade endure le couteau du ciseleur, la rude étoffe du polisseur. Il te fera briller. Pourquoi crois-tu que je t’ai appelée Qing-jao ?

Qing-jao – Glorieusement Brillante. Telle était la signification du nom. C’était aussi celui d’une grande poétesse des premiers temps de la Chine ancienne. Femme poète à une époque où seuls les hommes avaient droit au respect, elle fut pourtant honorée de son vivant comme la plus grande. « Brouillard ténu, épais nuage, journée sinistre de bout en bout. » Ainsi commençait le poème de Li Qing-jao « Le Double-Neuvième ». Exactement l’état d’âme de Qing-jao en ce moment précis.

Et comment le poème se terminait-il ? « À présent, seul le vent d’ouest soulève mon rideau. Je suis devenue plus frêle que cette fleur dorée. » Est-ce comme cela qu’elle finirait elle aussi ? Son ancêtre-de-cœur lui disait-elle dans ce poème que l’obscurité qui tombait à présent sur elle ne se dissiperait que lorsque les dieux viendraient de l’ouest pour faire s’élever de son corps son âme frôle et lumineuse ? Quelle horreur de penser déjà à la mort, elle qui n’avait que sept ans ! Et pourtant, elle y songeait : si je meurs bientôt, alors je reverrai ma mère bientôt, et même la grande Li Qing-jao en personne.

Mais l’épreuve n’avait rien à voir avec la mort, ou du moins n’était pas présentée comme cela. C’était vraiment très simple. Le père de Qing-jao la mena dans une grande pièce où trois hommes d’un grand âge étaient agenouillés. Ils semblaient être des hommes – ils auraient pu être des femmes. Ils étaient si vieux que tous les signes distinctifs avaient disparu. Ils n’avaient que de minuscules mèches blanches, n’avaient pas de barbe du tout et étaient vêtus de sacs informes. Qing-jao apprendrait plus tard que c’étaient des eunuques du temple, survivants d’une époque révolue – avant que le Congrès stellaire intervienne pour proscrire toute mutilation, même volontaire, au service d’une religion. Mais à présent c’étaient de vieilles créatures, mystérieux fantômes dont les mains la touchaient et exploraient ses vêtements.

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