« Silence ! murmura-t-elle. Priez ! »
Brusquement, un sourire apparut sur le visage de l’Empereur. « Si tel est le désir de Feyd-Rautha… de ma suite, dit-il. Je le libère de tout lien et le laisse libre d’agir à son gré. (Il leva la main à l’adresse des Fedaykin de Paul.) L’une de vos canailles détient ma ceinture et mon poignard. Si Feyd-Rautha le désire, il peut vous affronter avec ma propre lame. »
« Je le désire », dit Feyd-Rautha, et Paul lut nettement une expression de soulagement sur son visage.
Il est trop confiant , songea-t-il. C’est un avantage naturel que je peux accepter.
« Posez la lame de l’Empereur sur le sol, là », ordonna Paul en désignant un endroit précis du bout de son pied tendu. Que la racaille impériale se replie jusqu’au mur et que l’Harkonnen demeure seul. »
Des voix murmurèrent, protestèrent. Dans un froissement de robes, un piétinement sourd, on obéit à Paul. Les hommes de la Guilde demeurèrent à proximité de la radio, observant Paul d’un air indécis.
Ils ont l’habitude de voir l’avenir , se dit Paul. Mais ici, en cet instant, ils sont aveugles… aussi aveugles que moi. Et il essaya de sonder les vents du temps, il perçut le tourbillon, le nexus, dont le centre était l’instant présent, ce lieu précis. C’était le jihad, il le savait, le jihad qui était encore à naître, la conscience raciale qu’il avait autrefois décelée comme un but terrible. C’était assez pour que le Kwisatz Haderach ou le Lisan al-Gaib survienne, assez pour qu’il soit mis un terme aux plans Bene Gesserit. La race des humains avait pris conscience de sa stase malsaine et elle ne voyait qu’une issue : le tourbillon qui brasserait les gènes et d’où surgiraient de nouveaux mélanges. En cet instant, tous les humains ne formaient qu’un seul organisme inconscient qui ressentait un besoin sexuel susceptible de renverser n’importe quelle barrière. Et Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au jihad, seul, mais le jihad serait. Même sans lui, les légions fondraient sur l’univers depuis Arrakis. Il ne leur fallait que cette légende que, déjà, il était devenu. Il avait montré la voie, il leur avait permis de dominer la Guilde elle-même, qui avait besoin de l’épice pour survivre.
Il eut le sentiment d’un échec puis vit que Feyd-Rautha avait ôté son uniforme déchiré pour apparaître vêtu d’un simple corset de combat à cotte de maille.
C’est le moment décisif , se dit Paul. A partir d’ici, l’avenir s’ouvre, les nuages s’écartent pour livrer passage à une sorte de jour glorieux. Si je meurs, ils diront que je me suis sacrifié afin que mon esprit les guide. Si je vis, ils décideront que rien ne peut s’opposer à Muad’Dib.
« L’Atréides est-il prêt ? » demanda Feyd-Rautha selon l’ancien rituel de rétribution.
Paul choisit de lui répondre selon la tradition fremen « Puisse ton couteau s’effriter ! » Et il désigna la lame de l’Empereur sur le sol, indiquant à Feyd-Rautha qu’il pouvait venir la prendre.
Sans le quitter des yeux, Feyd-Rautha s’avança, saisit l’arme et la balança un instant entre ses doigts pour en éprouver le contact. L’excitation montait en lui. C’était le combat dont il avait toujours rêvé, d’homme à homme, un affrontement où les boucliers n’intervenaient pas, où seule jouait l’habileté. Et ce combat pouvait lui donner la puissance car l’Empereur récompenserait certainement celui qui tuerait ce duc si gênant. Il se pouvait même que la récompense fût constituée par sa hautaine fille et une partie du trône. Et ce duc-bandit, cet aventurier ne pouvait être un adversaire sérieux pour un Harkonnen qui avait connu le combat dans un millier d’arènes et qui avait été entraîné à toutes les armes et à toutes les feintes. Ce manant ne pouvait savoir qu’il allait affronter d’autres armes que ce simple couteau.
Voyons si tu es à l’épreuve du poison ! se dit Feyd-Rautha. Il salua Paul avec la lame de l’Empereur et dit « Fou, regarde la mort ! »
« Allons-nous combattre enfin, cousin ? » demanda Paul. Et il s’avança comme un chat, les yeux fixés sur la lame de son adversaire, le corps ployé, pointant son krys à l’éclat laiteux qui semblait en cet instant un prolongement naturel de son bras.
Ils tournèrent en s’observant, guettant la plus petite ouverture, leurs pieds nus crissant parfois sur le sol.
« Tu danses bien », dit Feyd-Rautha.
Un bavard , songea Paul. Autre faiblesse. Le silence le met mal à l’aise.
« As-tu reçu l’absolution ? » demanda Feyd-Rautha.
Paul continua de se déplacer en silence.
Au premier rang, la vieille Révérende Mère se mit à trembler. Le jeune Atréides avait appelé « cousin » l’Harkonnen. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : il connaissait son ascendance, et cela était facile à comprendre puisqu’il était le Kwisatz Haderach. Mais ce simple mot prononcé par Paul lui faisait prendre conscience de la seule chose qui importait pour elle. Ce qui se passait ici pouvait être une catastrophe pour le plan de sélection Bene Gesserit.
Elle avait entrevu ce que Paul avait compris, que Feyd-Rautha pouvait le tuer mais sans être victorieux. Et une autre pensée lui vint, qui submergea presque son esprit. Là, devant elle, deux produits de ce long et coûteux programme de sélection étaient engagés dans un combat où ils pouvaient laisser la vie, l’un comme l’autre. Si tous deux mouraient ici, il ne resterait plus qu’une fille bâtarde de Feyd-Rautha, un bébé, un facteur inconnu, et Alia, cette abomination.
« Peut-être que vous ne connaissez que les rites païens, ici, dit Feyd-Rautha. Veux-tu que la Diseuse de Vérité de l’Empereur prépare ton âme au voyage ? »
Paul sourit tout en se portant sur la droite, les muscles tendus, ses sombres pensées repoussées par les impératifs de l’instant.
Feyd-Rautha bondit, feinta de la main droite mais, en un éclair, passa la lame dans sa main gauche.
Paul se déroba facilement et nota la brève hésitation de Feyd-Rautha, due à l’habitude du bouclier. Brève hésitation qui indiquait que Feyd-Rautha, pourtant, n’avait pas toujours combattu avec le bouclier, qu’il avait dû affronter, du moins, des adversaires qui n’en avaient pas.
« Est-ce qu’un Atréides court au lieu de combattre ? » demanda Feyd-Rautha.
Paul s’était remis à tourner en silence. Les paroles d’Idaho lui revinrent : « Durant les premiers instants, étudie. Bien sûr, tu perds ainsi la possibilité d’une victoire rapide, mais l’étude de l’adversaire est une assurance de succès. Prends ton temps. »
« Peut-être crois-tu que cette danse prolonge ta vie de quelques instants, dit Feyd-Rautha. Très bien. » Il s’arrêta, se redressa.
Paul en avait assez vu pour avoir une première approximation. Feyd-Rautha se portait maintenant sur la gauche, offrant sa hanche droite comme si la cotte de maille pouvait protéger tout son flanc. C’était l’attitude d’un homme habitué à combattre avec un bouclier et deux couteaux.
Ou… Paul hésita… ou bien la cote de maille était plus que ce qu’elle semblait être.
L’Harkonnen semblait trop confiant face à un homme dont les troupes, ce même jour, avaient triomphé des Sardaukar.
Feyd-Rautha s’aperçut de l’hésitation de son adversaire et lança : « Pourquoi retarder l’inévitable ? Tu ne fais que m’empêcher de faire valoir mes droits sur cette boule pouilleuse. »
Une aiguille , pensa Paul. Elle est bien dissimulée. Aucune trace sur le corset.
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