Soudain, le singe maltraité traversa la cage en courant et se précipita sur un singe encore plus petit que lui, pour lui administrer une volée pire que celle qu’il avait reçue. Le troisième singe s’enfuit en gémissant. Les autres capucins ne prêtèrent aucune attention à ce qui se passait.
Alors, Mike rejeta la tête en arrière et rit. Il continua de rire, incontrôlablement. Suffocant à moitié, tremblant de tout son corps, il s’affaissa lentement, sans cesser de rire.
« Mike, arrête ! »
Il se redressa mais ne cessa pas de hoqueter de rire. Un gardien arriva en courant. « Vous avez besoin d’aide, madame ?
— Pouvez-vous nous appeler un taxi ? N’importe quoi, terrestre ou aérien. Il faut que je le sorte d’ici ! » Elle ajouta : « Il est souffrant.
— Ou une ambulance ? On dirait qu’il a une attaque.
— N’importe quoi ! » Quelques minutes plus tard, elle aida Mike à monter dans un aérotaxi piloté. Elle donna leur adresse, puis exhorta Mike : « Écoute-moi, chéri ! Calme-toi. »
Il se calma un peu, mais continuait à rire à mi-voix, puis pouffait soudain d’un rire tonitruant, cela continua ainsi tout le trajet durant, pendant qu’elle lui essuyait les yeux avec un mouchoir. Arrivés chez eux, elle le déshabilla et le fit s’allonger. « Voilà, mon chéri. Retire-toi si tu en as besoin.
— Je vais très bien. Enfin, je vais bien !
— Je l’espère… Tu m’as fait peur, Mike.
— Excuse-moi, Petit Frère. Moi aussi, j’ai eu peur la première fois que j’ai entendu rire.
— Que s’est-il passé, Mike ?
— Jill… je gnoque les gens ! »
(!!! –? ??)
(Je parle vrai, Petit Frère. Je gnoque.) « Oui, Jill, je gnoque les gens maintenant. Jill… Petit Frère… trésor adoré… petit lutin aux jambes espiègles et à l’adorable, impudique, lascive, lubrique et licencieuse libido… aux beaux seins et au postérieur effronté… à la douce voix et aux douces mains. Ma mignonne adorée.
— Michaël ! » Jill n’en croyait pas ses oreilles.
« Oh, je connaissais les mots… mais je ne savais pas quand et comment les utiliser… ni si tu le désirais. Je t’aime, mon doux amour ! Je gnoque « aimer » aussi…
— Cela, tu l’as toujours gnoqué. Et je t’aime, mon grand singe au corps lisse. Mon chéri.
— Singe, oui… Viens ici, ma petite guenon, pose ta tête sur mon épaule et raconte-moi une histoire drôle.
— Rien que cela ?
— Rien que cela. Mais une histoire que je n’aie jamais entendu, et tu verras que je rirai au bon endroit, j’en suis certain. Et je te dirai aussi pourquoi elle est drôle. Oh Jill… je gnoque les gens !
— Mais comment ? Peux-tu me le dire ? En martien ? Ou en esprit ?
— Non, c’est justement inutile. Je gnoque les gens ; je suis les gens, et je peux le dire dans leur langue. J’ai découvert pourquoi ils rient. Ils rient parce qu’ils ont mal… parce que c’est la seule chose qui fera cesser la douleur. »
Jill paraissait stupéfaite. « Alors, c’est peut-être moi qui ne suis pas humaine. Je ne comprends pas.
— Mais si, ma petite guenon. Tu le gnoques si automatiquement que tu ne t’en rends même pas compte. Parce que tu as grandi ici. Mais pas moi ; je suis comme un petit chien élevé loin des autres chiens : il ne peut pas devenir pareil à ses maîtres, et n’a jamais appris à devenir chien. J’avais donc tout à apprendre. Mahmoud m’a appris beaucoup de choses, ainsi que Jubal… et par-dessus tout, toi. Aujourd’hui, j’ai réussi mon examen. J’ai ri ! Ce pauvre petit singe.
— Lequel, Mike chéri ? Le grand était assez méprisable… et le petit auquel j’avais jeté la cacahuète s’est révélé l’être tout autant. Cela n’avait certainement rien d’amusant.
— Oh Jill, Jill adorée ! La pensée martienne a trop déteint sur toi. Ce n’était évidemment pas amusant ; c’était tragique. Voilà ce qui m’a fait rire. Je regardais une cage pleine de singes, et soudain je vis toutes les choses méprisables, viles, inexplicablement cruelles que j’avais vues, entendues, et lues depuis que je suis ici… et cela me fit soudain si mal que je ne pus me retenir de rire.
— Mais voyons Mike… on rit quand une chose est agréable, pas quand c’est affreux.
— Crois-tu vraiment ? Repense à Las Vegas. Est-ce que les gens éclataient de rire lorsque les girls entraient en scène ?
— Évidemment pas !
— Vous étiez pourtant la meilleure partie du spectacle. Je gnoque que cela vous aurait blessé s’ils avaient ri. Non, ils riaient quand un clown trébuchait et s’étalait par terre… ou quand il se passait quelque chose de mauvais.
— Mais on ne rit pas que de ça.
— Non ? Je ne gnoque peut-être pas encore pleinement, mais trouve-moi une chose qui te fait rire. N’importe quoi, mais que cela te fasse vraiment rire aux éclats. Et nous verrons si cela ne contient rien de mauvais… et si tu rirais toujours si on ôtait ce qui est mauvais. » Il ajouta après une pause : « Je gnoque que si les singes apprenaient à rire, ils deviendraient des hommes.
— Peut-être. » Jill fouilla sa mémoire pour y retrouver des « histoires drôles », de celles qui l’avaient fait rire aux larmes. Au bout d’un moment, elle abandonna, et essaya de se souvenir d’incidents réels, de farces faites au collège ou ailleurs. Tous confirmaient la thèse de Mike, même la banale « cuiller qui fond ». Quand aux « blagues » d’internes… ils mériteraient tous d’être enfermés ! Quoi d’autre ? Le jour où tante Elsa perdit son slip ? Elle n’avait pas trouvé cela amusant… Ou encore…
« Tu as raison, Mike. La déchéance totale semble être le summum de tout humour. Cela ne donne pas une très jolie image de notre race.
— Mais si, au contraire.
— Je ne te suis pas.
— Je pensais, parce qu’on me l’avait dit, qu’une chose drôle était bonne. Ce n’est pas vrai. Elle n’est jamais drôle pour celui à qui elle arrive. Comme le shérif sans son pantalon. Mais la bonté est là, Jill : elle est dans le rire lui-même. Je gnoque que c’est un défi et un partage… contre la douleur et la défaite.
— Mais Mike, ce n’est pas bon de rire de quelqu’un.
— Non, mais ce n’était pas du petit singe que je riais. Je riais de nous. Des hommes. Et soudain, je sus que j’étais un homme, et je ne pus plus m’arrêter de rire. C’est difficile à expliquer, parce que tu n’as jamais vécu comme les Martiens… Sur Mars, il ne se passe jamais rien de risible. Toutes les choses qui nous paraissent amusantes n’existent pas sur Mars, ou bien on ne leur permet pas d’exister – car, ma chérie, ce que tu nommes « liberté » n’existe pas sur Mars ; tout est prévu et contrôlé par les Anciens. Et lorsqu’il se passe sur Mars des choses qui nous paraîtraient risibles ici, elles ne le sont pas car elles sont dénuées de tout mal. Comme la mort, par exemple.
— La mort n’est pas drôle.
— Pourquoi y aurait-il tant d’histoires drôles sur la mort, dans ce cas ? Jill, pour nous, les humains, la mort est si triste que nous sommes obligés d’en rire. Et toutes ces religions – elles n’ont qu’une chose en commun : des milliers de trucs pour donner courage aux gens même lorsqu’ils savent qu’ils sont mourants. » Il se tut et ferma les yeux ; Jill sentit qu’il était presque entré en transes. Il les rouvrit soudain. « Jill ! Se pourrait-il que je me sois trompé, et qu’elles aient toutes raison ?
— Mais c’est impossible, Mike… si l’une d’elles a raison, toutes les autres ont tort.
— Ah ? Va droit devant toi, tout autour de l’univers. Peu importe dans quelle direction tu t’es engagée : tu reviendras à toi-même.
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