Elle ne trouvait pas cela amusant. Elle poussa un soupir de soulagement quand elle émergea sur la terrasse par où elle était arrivée, dans l’air glacé et ténu, prête à entamer sa redescente. Elle n’avait pas encore besoin de lumière à l’extérieur. Les nuages bas projetaient sur le monde une lumière rose et ambre qui illuminait de ses riches tons pastel même la forteresse et ses alentours.
Elle commença à descendre les marches deux à deux. Les muscles puissants de ses jambes étaient déjà endoloris lorsqu’elle arriva à mi-chemin des marches. Elle n’avait pas rangé le pistolet, mais le gardait à la main pour le cas où quelque chose la poursuivrait ou surgirait de l’une des nombreuses failles de la paroi rocheuse. Arrivée au pied des marches, elle se retourna pour regarder la forteresse.
Des roches étaient en train de dégringoler vers elle. Parmi ces roches, elle s’aperçut qu’il y avait aussi des gargouilles, détachées de leur perchoir de pierre, leur visage démoniaque éclairé par le crépuscule rosé. Elle se mit à courir, gênée par ses sacs qui s’entrechoquaient, se rendit vite compte qu’elle n’aurait jamais le temps de se mettre à l’abri, et se jeta sous deux gros rochers inclinés l’un contre l’autre.
Une partie des sacs ne passa pas par l’ouverture. Elle lutta pour défaire leurs courroies tandis que les premiers blocs dévalaient la pente, heurtaient les rochers alentour ou ricochaient par-dessus. Dans son effort désespéré, elle déchira des lanières de cuir, arracha des rabats de fibroplastes et réussit à se glisser au fond de l’abri avec tous ses sacs. Elle n’avait pas l’intention de retourner en chercher d’autres à la forteresse.
Des blocs de la grosseur d’un poing ou d’une tête crépitaient partout autour d’elle. La tête de pierre d’un gobelin vola non loin, faisant éclater un rocher à moins de trois mètres de là. Des cailloux s’abattirent un bon moment contre la double roche au-dessus de sa tête, puis le gros de l’avalanche fut passé.
Elle se pencha pour tirer un de ses sacs un peu plus loin à l’intérieur. A ce moment-là, un caillou de la taille de son persoc rebondit sur un rocher à l’extérieur, vola presque horizontalement vers son abri, ricocha deux fois à l’intérieur, puis la heurta à la tempe.
Elle reprit connaissance en gémissant comme une vieille personne. Sa tête lui faisait mal. Il faisait nuit noire au-dehors. Seules les explosions de lumière des lointains combats stellaires éclairaient de temps à autre, par les fissures de la pierre, l’intérieur de son abri. Elle porta les doigts à sa tempe et rencontra la traînée de sang séché le long de sa joue et de son cou.
Elle rampa à l’extérieur de l’abri, écarta quelques pierres qui jonchaient la plaine, s’assit quelques instants sur un rocher plat et pencha la tête en avant, résistant à l’envie de vomir.
Ses paquetages étaient à peu près intacts. Seule une gourde avait été éventrée. Elle retrouva son pistolet là où elle l’avait laissé tomber dans le petit espace, derrière l’abri, qui était resté protégé de l’éboulement. Le paysage autour d’elle évoquait le chaos de la fin du monde.
Elle fit une recherche sur son persoc. Il s’était écoulé moins d’une heure. Rien n’était venu, pendant qu’elle gisait inconsciente, lui trancher la gorge ou l’emporter au loin. Elle se tourna une dernière fois vers les remparts et les terrasses de la forteresse à présent invisible, rassembla ses sacs et reprit d’un bon pas le chemin jonché de cailloux insidieux.
Martin Silenus ne l’attendait pas à l’entrée de la cité morte quand elle y arriva après avoir fait le détour. Elle n’en fut pas exagérément surprise. Elle espérait cependant qu’il s’était simplement fatigué d’attendre et qu’il avait repris seul le chemin de la vallée.
La tentation de poser ses sacs et ses gourdes et de se reposer un peu sous prétexte de l’attendre était très forte. Mais elle y résista. L’automatique à la main, elle se contenta de faire le tour des rues de la cité morte. Les explosions de lumière dans le ciel suffisaient à la guider.
Le poète ne répondit pas à ses appels. Des centaines d’oiseaux aux ailes blanches, qu’elle était incapable d’identifier, s’envolaient à son approche. Elle entra dans le palais du roi Billy, cria le nom de Silenus au pied de chaque escalier, tira même un coup de pistolet, mais tout cela sans résultat. Il n’y avait aucun signe de Silenus. Elle traversa des cours intérieures aux murs chargés de plantes grimpantes, hurla mille fois son nom, à l’affût du moindre signe de sa présence. Elle passa, à un moment, devant une fontaine qui aurait pu être celle du récit du poète, devant laquelle le roi Billy le Triste avait disparu, emporté par le gritche, mais il y avait beaucoup de fontaines dans la Cité des Poètes, et elle ne pouvait pas avoir la certitude que c’était bien la même.
Elle pénétra jusque dans la salle à manger, sous le dôme aux carreaux cassés, mais tout était plongé dans l’obscurité. Elle entendit un bruit et se retourna vivement, le pistolet braqué. Ce n’était qu’une vieille feuille de papier que le vent faisait glisser sur le carrelage.
Elle soupira et quitta la cité en marchant d’un bon pas malgré la fatigue et le manque de sommeil. Ses appels sur le persoc étaient restés sans réponse. Elle n’en était pas surprise. Elle connaissait les effets des marées du temps sur les communications. Et le vent du soir avait effacé toutes les traces que Martin aurait pu laisser en regagnant la vallée.
Les tombeaux émettaient de nouveau un rayonnement lumineux visible du haut du col qui commandait l’entrée de la vallée. Ce n’était pas une lumière très forte, comparée aux éclairs qui descendaient des étoiles, mais chaque tombeau semblait se libérer ainsi de toute l’énergie accumulée durant la journée.
Elle cria pour avertir Sol et les autres qu’elle était de retour. Elle n’aurait pas refusé qu’on lui donne un coup de main, même s’il n’y avait plus que quelques centaines de mètres à parcourir. Elle avait la chemise et le dos en sang aux endroits où les courroies étaient entrées dans sa chair.
Personne ne répondit à ses appels.
L’épuisement l’envahit au moment où elle commençait à grimper lentement les marches du Sphinx. Elle déposa son chargement sur le sol de pierre et chercha sa lampe. Il faisait noir à l’intérieur. Les paquetages et les couchages des autres jonchaient le sol de la chambre où ils avaient dormi. Elle les appela de nouveau, attendit que l’écho retombe et balaya du rayon de sa lampe le sol et les murs. Rien n’avait changé. Ou plutôt…
Fermant les yeux, elle essaya de se rappeler l’endroit tel qu’il était exactement ce matin. Oui, il manquait quelque chose. C’était le cube de Möbius. L’étrange boîte à énergie laissée à bord du chariot à vent par Het Masteen n’était plus à sa place, dans le coin.
Elle haussa les épaules et ressortit.
Le gritche l’attendait. Il était juste devant la porte, plus grand qu’elle ne l’avait imaginé. Il la dominait.
Elle recula, étouffant un cri. Le pistolet qu’elle brandissait toujours dans sa main semblait minuscule et futile. Elle lâcha la lampe, qui roula par terre.
La créature la regardait en penchant la tête. Une lueur rubis pulsait au fond de ses yeux à facettes. La lumière venue d’en haut formait mille reflets sur sa carapace hérissée de piquants.
— Enfant de putain, lui dit Lamia sans élever la voix. Où sont-ils ? Qu’as-tu fait de Sol et du bébé ? Où sont tous les autres ?
La créature pencha la tête de l’autre côté. Ses traits n’étaient pas suffisamment humains pour qu’elle pût y lire une quelconque expression. Le langage du corps ne communiquait qu’une menace. Les doigts d’acier s’ouvraient et se refermaient comme des scalpels à la lame escamotable.
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