Le poète soupira. Il n’avait pas de lampe dans son paquetage. Il n’avait rien apporté d’autre qu’une gourde et ses Cantos . Il sentit son estomac se contracter de faim. Où était donc passée cette fichue Brawne Lamia ? Mais il n’avait pas plus tôt eu cette pensée qu’il se sentait reconnaissant à cette femme de n’être pas revenue le chercher. Il avait besoin de solitude pour achever son poème. Et à cette vitesse, il ne lui faudrait pas plus d’un jour. Cette nuit, peut-être. Encore quelques heures et il en aurait fini avec l’œuvre de sa vie, il serait prêt à prendre un peu de repos bien mérité, à s’intéresser aux petits détails de la vie, aux menus faits quotidiens qui, depuis maintenant des décennies, n’avaient été perçus par lui que comme l’interruption d’une œuvre qu’il était incapable d’achever.
Il soupira une nouvelle fois. Puis il commença à ranger les pages du manuscrit dans son sac. Il trouverait bien de la lumière quelque part. Il allumerait du feu, même s’il lui fallait pour cela se servir des tapisseries antiques du roi Billy. Il était prêt à écrire dehors, s’il le fallait, à la lueur de la bataille spatiale.
Les derniers feuillets et le porte-plume à la main, il se tourna vers la porte.
Il y avait une présence dans l’obscurité.
Lamia , se dit-il, déchiré entre le soulagement et la déception.
Mais ce n’était pas Brawne Lamia. Il distingua les contours hérissés de la silhouette, la masse portée par les deux jambes démesurées, les reflets de la lumière stellaire sur la carapace et les épines, l’ombre des bras sous les bras et, particulièrement, l’éclat rubis du cristal d’enfer à l’endroit où la créature aurait dû avoir des yeux.
Il retomba assis dans son fauteuil et laissa échapper un gémissement.
— Pas maintenant ! s’écria-t-il. Va-t’en, avec tes putains d’yeux !
L’ombre se rapprocha en glissant silencieusement sur le carrelage. Le ciel miroitait d’une énergie rouge sang. Le poète distinguait maintenant avec netteté les épines et les lames acérées.
— Non ! cria Martin Silenus. Je refuse. Laisse-moi !
Le gritche s’avança encore. La main de Silenus se contracta, se referma sur le porte-plume et écrivit en travers du bas de la dernière page inachevée :
LE MOMENT EST VENU, MARTIN.
Silenus regarda, horrifié, ce qu’il avait écrit, réprimant l’envie qu’il avait d’éclater d’un rire hystérique. À sa connaissance, le gritche n’avait jamais parlé, jamais communiqué avec personne. Sa seule manière de traiter les gens était de leur infliger la mort et la souffrance.
— Non ! s’écria-t-il de nouveau. J’ai mon œuvre à achever. Prends quelqu’un d’autre, maudit !
Le gritche fit un nouveau pas en avant. Le ciel pulsait d’explosions silencieuses au plasma tandis que des reflets jaunes et rouges parcouraient le torse de vif-argent et les bras de la créature comme des jets de peinture sous pression. La main de Silenus se crispa de nouveau sur le porte-plume et écrivit, au-dessous du premier message :
LE MOMENT EST ARRIVÉ, MAINTENANT, MARTIN.
Le poète serra le manuscrit contre lui, ramassant les pages qui étaient restées sur la table pour s’empêcher d’écrire encore dessus. Montrant ses dents dans un horrible rictus, il siffla presque comme un serpent face à l’apparition.
TU ÉTAIS PRÊT À CHANGER DE PLACE AVEC TON PATRON, écrivit encore sa main, à même la table, cette fois-ci.
— Pas maintenant ! hurla le poète. Le roi Billy est mort ! Laisse-moi finir mon poème !
Lui qui n’avait jamais quémandé de toute sa longue existence, il suppliait maintenant cette créature.
— Par pitié ! laisse-moi finir ce que j’ai commencé !
Le gritche fit encore un pas. Il était si près, maintenant, que la partie supérieure de son corps, toute déformée, arrêtait la lumière et laissait le poète dans l’ombre.
NON ! écrivit sa main avant de laisser échapper la plume au moment où les griffes acérées du gritche, au bout d’un bras démesuré, l’agrippaient pour lui transpercer le bras jusqu’à l’os.
Martin Silenus hurla tandis que la créature l’entraînait. Il hurla lorsqu’il sentit le sable couler sous ses pieds et qu’il aperçut l’arbre qui se profilait en plein milieu de la vallée.
C’était un arbre gigantesque, plus large que la vallée elle-même, plus haut que les montagnes que les pèlerins avaient traversées. Ses hautes branches semblaient se tendre vers l’espace. C’était un arbre de chrome et d’acier, aux branches hérissées de piquants et de ronces. Des êtres humains se tordaient et se débattaient sur ces branches. Il y en avait des milliers, des dizaines de milliers. Sous l’éclat rougeâtre du ciel agonisant, Silenus se concentra pour dominer la douleur et crut reconnaître un certain nombre de ces humains. C’étaient de vrais corps et non des âmes ou autres abstractions. Visiblement, ils souffraient comme des créatures vivantes.
C’EST NÉCESSAIRE, écrivit la main de Silenus sur le froid implacable de la carapace du gritche.
Le sang coula sur le vif-argent, puis sur le sable.
— Non ! hurla le poète.
Il tambourina des poings contre les piques et les lames acérées comme des scalpels. Il se débattit pour échapper à la créature qui l’attirait contre lui, contre les épines hérissées de sa carapace, comme s’il était un papillon qu’elle voulait épingler. Mais ce ne fut pas l’atroce douleur qui rendit fou Martin Silenus. Ce fut l’idée de son irréparable perte. Il avait presque fini son poème. Il était sur le point de l’achever !
— Non ! répéta-t-il en se débattant violemment, jusqu’à ce que tout l’air environnant soit rempli d’un nuage de sang pulvérisé et des injures qu’il proférait.
Mais le gritche l’entraînait implacablement vers l’arbre qui l’attendait.
Dans la cité morte, les cris se répercutèrent encore une minute ou deux, s’amenuisant avec la distance. Puis le silence s’établit, rompu de temps à autre par les froissements d’ailes des colombes qui regagnaient leurs nids à travers les carreaux cassés du dôme.
Le vent se leva, secouant les panneaux de perspex brisés ou la maçonnerie branlante, balayant les feuilles mortes ratatinées au fond des fontaines sèches, s’insinuant dans la grande salle du palais et dispersant les pages des Cantos en un tourbillon fantasmagorique. Certaines pages furent emportées dans les cours intérieures silencieuses, d’autres dans les allées, d’autres encore au creux des aqueducs en ruine.
Au bout d’un moment, le vent mourut, et plus rien ne bougea dans la Cité des Poètes.
Brawne Lamia s’aperçut que la marche de quatre heures qu’elle comptait faire au début se transformait en un cauchemar de dix heures au moins. Il y avait eu d’abord le détour jusqu’à la Cité des Poètes, et le choix difficile avant de laisser Silenus derrière elle. Elle ne voulait pas qu’il reste seul, mais elle ne pouvait pas le forcer à continuer ni prendre le temps de le raccompagner aux tombeaux. Finalement, cela lui avait coûté une bonne heure de voyage.
La traversée des dernières dunes et de la plaine rocheuse avait été monotone et exténuante. Lorsqu’elle était enfin arrivée au pied des collines, le soir commençait déjà à tomber et la forteresse se trouvait dans l’ombre.
Quarante heures plus tôt, cela avait été un jeu d’enfant que de descendre les six cent soixante et une marches de la forteresse. Mais leur ascension était une dure épreuve, même pour ses muscles formés sur Lusus. À mesure qu’elle grimpait, l’air se refroidissait et la vue devenait plus spectaculaire. Arrivée à quatre cents mètres au-dessus de la base de l’escalier, elle s’aperçut qu’elle ne transpirait plus. La vallée des Tombeaux du Temps était de nouveau visible. Seul le sommet du Monolithe de Cristal était visible sous cet angle, et uniquement sous la forme d’un miroitement irrégulier et d’un éclat de lumière. Elle s’arrêta quelques instants pour s’assurer que ce n’était pas un message, mais le miroitement était le fait du hasard. Sans doute un panneau de cristal à moitié détaché de la façade, et qui accrochait la lumière.
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