Attaquant les cent dernières marches, elle essaya une nouvelle fois d’utiliser son persoc. Les canaux com ne transmettaient que les parasites et les bruits de fond habituels, sans doute déformés par les marées du temps, qui interféraient généralement avec toutes les communications électromagnétiques, à l’exception de celles qui se faisaient sur de très courtes distances. Un laser com aurait peut-être fait l’affaire. Cela semblait être le cas avec le persoc antique du consul. Mais, en dehors de cette machine unique, maintenant que Kassad avait disparu, ils ne possédaient absolument rien.
Haussant les épaules, elle grimpa les dernières marches. La forteresse de Chronos qui se dressait devant elle avait été bâtie par les androïdes du roi Billy le Triste. Ce n’était pas, en fait, une vraie forteresse. Elle avait servi de lieu de villégiature ou de résidence d’été pour les artistes. Après l’évacuation de la Cité des Poètes, l’endroit était demeuré désert durant plus d’un siècle. Seuls quelques aventuriers téméraires y avaient fait escale.
Lorsque la menace du gritche s’était estompée, les touristes et les pèlerins avaient commencé à fréquenter la forteresse. Finalement, l’Église gritchtèque l’avait réaménagée en tant que gîte d’étape nécessaire aux pèlerins du gritche. Certaines salles, creusées à même la montagne ou situées au sommet de tours difficilement accessibles, avaient la réputation de servir à l’accomplissement de rites ésotériques et d’obscurs sacrifices à la créature que les adorateurs du gritche appelaient l’avatar.
Face à la réouverture imminente des Tombeaux du Temps, au dérèglement des marées du temps et à l’évacuation des régions du Nord, la forteresse de Chronos était retombée dans le silence, et c’était vers cette masse silencieuse et impressionnante que Lamia se dirigeait maintenant.
Le désert et la cité morte étaient toujours baignés par le soleil, mais Chronos se trouvait dans la pénombre lorsque Lamia arriva sur la première terrasse. Elle s’accorda quelques instants de repos, durant lesquels elle sortit sa lampe. Puis elle pénétra dans le dédale de corridors obscurs. À leur dernier passage, deux jours plus tôt, Kassad avait fait une petite exploration des lieux et constaté que toutes les sources d’énergie étaient taries pour de bon. Les convertisseurs solaires étaient détruits, les cellules de fusion brisées, et même les batteries de secours avaient été fracassées. Leurs débris jonchaient les souterrains de la forteresse. Lamia n’avait cessé d’y penser pendant qu’elle grimpait les marches et qu’elle voyait les nacelles d’ascenseurs figées sur leurs rails verticaux rouillés.
Les salles les plus vastes, affectées aux repas et aux réunions, étaient telles qu’elle les avait laissées deux jours plus tôt. Partout s’étalaient des restes de festins abandonnés en hâte, et des signes de panique. Il n’y avait aucun corps en vue, mais les traces brunes, sur les murs de pierre et les tapisseries, suggéraient des orgies de violence qui ne devaient pas remonter à plus de quelques semaines.
Ignorant cette vision de chaos, ignorant les augures, ces gros oiseaux noirs aux traits obscènement humains, qui s’envolaient à son approche dans la grande salle à manger, ignorant aussi sa fatigue, elle se rendit dans les étages, jusqu’à la réserve de vivres près de laquelle ils avaient campé. Les marches semblaient se rétrécir d’une manière inexplicable. La lumière pâle pénétrant par quelques rares vitraux encore intacts jetait des reflets macabres. Là où il n’y avait plus du tout de vitraux, des gargouilles passaient la tête, comme figées au moment d’entrer. Un vent glacé soufflait des sommets enneigés de la Chaîne Bridée, faisant frissonner Lamia sous son coup de soleil.
Les bagages et les paquetages excédentaires abandonnés par eux étaient restés comme ils les avaient laissés. Elle vérifia la présence de quelques provisions alimentaires non périssables dans leurs propres bagages, puis sortit sur le balcon où Lénar Hoyt avait joué de la balalaïka si peu de temps – et pourtant une telle éternité – auparavant.
Les ombres des hauts sommets occupaient des kilomètres de sable, presque jusqu’à la Cité des Poètes. La vallée des Tombeaux du Temps et les étendues chaotiques au-delà languissaient sous la lumière du soir. Les pics et les formations rocheuses projetaient des ombres désordonnées. Lamia ne voyait pas les Tombeaux du Temps, à part un éclat occasionnel du Monolithe. Elle essaya de nouveau son persoc, proféra un juron quand elle n’entendit que des parasites et un bruit de fond intense, puis rentra faire son choix de vivres.
Elle prit quatre paquets de rations de base dans des emballages de mousse lovée et de fibroplaste. Il y avait de l’eau en abondance à la forteresse. Le système des réservoirs alimentés par les sommets éternellement enneigés ne pouvait pas tomber en panne. Elle remplit toutes les gourdes qu’elle avait apportées et en chercha d’autres. L’eau représentait leur besoin le plus crucial. Elle maudissait Silenus de l’avoir laissé tomber en route. Il aurait pu porter au moins une demi-douzaine de gourdes supplémentaires.
Elle allait ressortir lorsqu’elle entendit un bruit. Il y avait quelque chose dans la grande salle, entre la cage d’escalier et elle. Elle mit à l’épaule le dernier paquetage, sortit l’automatique de son père et commença à descendre lentement les marches.
La salle était déserte. Les augures n’étaient pas revenus. Les lourdes tapisseries, agitées par le vent, bruissaient comme des oriflammes en lambeaux au-dessus du désordre de nourriture pourrie et de vaisselle. Contre le mur opposé, l’énorme sculpture de chrome et d’acier représentant la tête du gritche tournait sur elle-même sous l’action de la brise.
Elle s’avança prudemment, en pivotant toutes les trois ou quatre secondes pour ne jamais tourner longtemps le dos à un coin d’ombre. Soudain, un cri aigu la figea sur place.
Ce n’était pas quelque chose d’humain. Cela ressemblait à un hululement dans l’ultrasonique et au-delà. Elle serra les dents et crispa la main sur la crosse de son arme. Brusquement, le cri cessa, comme un disque soudain interrompu.
Elle voyait très bien l’endroit d’où était monté le bruit. Derrière la table de banquet, derrière la sculpture, sous les six vitraux, à l’endroit où les lueurs mourantes du jour distillaient des couleurs fades, il y avait une petite porte. La voix montait de là, comme si elle s’était échappée des profondeurs de quelque cachot souterrain.
Brawne Lamia était d’un naturel curieux. Toute sa vie avait été placée sous le signe d’un conflit avec une curiosité au-dessus et au-delà des normes, et cette tendance avait culminé dans le choix de la profession désuète et quelquefois amusante de détective privée. Plus d’une fois, sa curiosité l’avait mise dans des situations embarrassantes ou dangereuses. Mais il était arrivé aussi qu’elle soit récompensée par l’acquisition de connaissances auxquelles peu d’autres avaient accès.
Cette fois-ci fit exception à la règle.
Elle était venue chercher à boire et à manger. Aucun de ses compagnons n’avait voulu la suivre. Malgré le détour qu’elle avait fait par la cité morte, aucun n’aurait pu arriver ici avant elle. S’il y avait quelque chose ou quelqu’un d’autre, elle ne tenait pas à s’en mêler.
Kassad ? Mais c’était impensable. Le bruit qu’elle avait entendu n’aurait pas pu sortir de la gorge du colonel.
Elle recula sans quitter la porte des yeux, le pistolet braqué dans sa direction. Elle trouva les marches qui descendaient et les suivit prudemment, chargée de soixante-dix kilos de vivres et de plus d’une douzaine de gourdes pleines, passant le plus silencieusement possible devant chaque entrée de pièce. Elle entrevit son propre reflet dans un miroir terni du rez-de-chaussée. C’était celui d’une silhouette trapue, penchée en avant, le pistolet au poing, les épaules chargées d’une monstrueuse bosse de sacs difformes où étaient accrochées des boîtes et des gourdes qui s’entrechoquaient à chaque pas.
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