Cependant, c’était la silhouette de l’autre personne présente dans la salle que Brawne avait aperçue de loin, et elle captait maintenant son attention.
La jeune femme, âgée de vingt-cinq à trente ans, était agenouillée devant la dalle. Elle portait une combinaison noire. Ses cheveux étaient courts, sa peau claire et ses yeux larges. Brawne se souvint du récit de Kassad, qu’il leur avait fait durant leur long voyage jusqu’à la vallée, et du mystérieux fantôme dont il leur avait parlé.
— Monéta… murmura-t-elle.
La jeune femme avait un genou au sol, la main droite tendue posée sur la pierre près du corps. Des champs de confinement mauves pulsaient tout autour de la dalle. D’autres énergies, visibles sous la forme d’une puissante vibration de l’air, réfractaient également la lumière autour de Monéta, de sorte que toute la scène était entourée d’un halo.
Monéta releva les yeux, aperçut Brawne, se mit debout et la salua d’un signe de tête.
Brawne voulut s’avancer. Mille questions se pressaient déjà dans sa tête. Mais les courants anentropiques autour du tombeau étaient trop forts pour elle, et la repoussèrent en arrière dans un vertige de sensations de déjà vu.
Lorsqu’elle releva la tête, Kassad était toujours là sur la dalle de pierre, sous le champ de force, mais Monéta avait disparu.
Brawne aurait voulu prendre ses jambes à son cou pour retourner au Sphinx, aux côtés de Sol, tout lui raconter et attendre que la tempête se calme et que le matin arrive. Mais, dominant les gémissements lugubres du vent, elle crut entendre les plaintes qui venaient de l’arbre aux épines, invisible derrière le rideau de sable.
Remontant son col, elle fit face à la tempête et reprit le chemin du Palais du gritche.
La masse rocheuse flottait dans l’espace comme un dessin de montagne en deux dimensions, avec ses pics dentelés et ses arêtes, ses parois ridiculement verticales, ses corniches étroites, ses ressauts et ses sommets enneigés où une seule personne à la fois pouvait se tenir debout, et encore à condition d’avoir les pieds joints.
La rivière sinueuse venue de l’espace traversait le champ de confinement multicouche à cinq cents mètres du sommet de la montagne, rebondissait sur une dépression herbeuse occupant le plus large ressaut de la paroi rocheuse, puis plongeait, sur une centaine de mètres ou plus, en une cataracte au lent mouvement majestueux, jusqu’au ressaut suivant, d’où elle rejaillissait, en arabesques d’écume artistiquement orientées, pour alimenter une demi-douzaine de chutes et de cours d’eau mineurs qui ruisselaient le long de la paroi verticale.
Le tribunal siégeait sur la terrasse la plus élevée. Dix-sept Extros – six mâles, six femelles et cinq de sexe indéterminé – étaient assis à l’intérieur d’un cercle de pierre délimité par un cercle plus grand d’herbe entourée de rochers. Les deux cercles avaient le consul pour centre.
— Vous n’ignorez pas, déclara Librom Ghenga, porte-parole des Éligibles du Clan de l’Essaim Transtaural, que nous sommes au courant de votre trahison ?
— Je ne l’ignore pas, répondit le consul.
Il portait son plus bel uniforme bleu marine, sa cape beige et son tricorne d’ambassadeur.
— Nous savons que vous avez assassiné Librom Andil, Librom Iliam, Centrab Betz et Mizenspec Torrence.
— Je connaissais le nom d’Andil, répondit le consul dans un souffle. On ne m’avait pas présenté les techniciens.
— Mais cela ne vous a pas empêché de les assassiner ?
— Non.
— Sans aucune provocation de leur part, et sans sommation de la vôtre.
— C’est exact.
— Vous les avez abattus froidement pour vous emparer de la machine qu’ils avaient amenée sur Hypérion, et qui, d’après ce que nous vous avions dit, devait annihiler les champs anentropiques et libérer le gritche.
— Oui.
Le regard du consul semblait fixé sur un point situé au-dessus de l’épaule de Librom Ghenga, mais très loin.
— Nous vous avions bien dit, reprit Ghenga, que cette machine ne devrait être utilisée que lorsque nous aurions réussi à chasser les vaisseaux de l’Hégémonie, lorsque l’invasion et l’occupation du système deviendraient imminentes et que nous serions sûrs de pouvoir… contrôler le gritche.
— Oui.
— Pourtant, vous avez assassiné nos envoyés et, non content de nous tromper, vous avez activé vous-même le dispositif bien avant l’heure.
— Oui.
Melio Arundez et Théo Lane se tenaient derrière le consul, légèrement de côté, le visage lugubre. Librom Ghenga croisa les bras. C’était une femme de haute taille, d’aspect classique pour une Extro : chauve, maigre, drapée dans une toge d’énergie qui semblait absorber la lumière. Son visage était âgé, mais presque sans rides. Ses yeux étaient noirs.
— Sous prétexte que ces évènements se sont passés il y a quatre de vos années standard, vous pensiez peut-être que nous les avions oubliés ? demanda-t-elle.
— Non, répondit le consul en baissant les yeux pour la regarder avec ce qui aurait pu passer pour un sourire. Peu de civilisations oublient leurs traîtres, Librom Ghenga.
— Et cependant, vous êtes revenu.
Le consul ne répondit pas. Près de lui, Théo Lane sentit une légère brise sur son propre tricorne d’apparat. Il avait l’impression d’être dans un rêve. Le voyage avait été totalement surréaliste.
Trois Extros étaient venus les chercher dans une sorte de gondole basse et longue, qui flottait harmonieusement sur les eaux calmes au pied du vaisseau du consul. Lorsque les trois représentants de l’Hégémonie avaient pris place à bord, l’Extro debout à l’arrière avait poussé la gondole à l’aide d’une longue perche, et le bateau était reparti par où il était venu, comme si le courant de cette impossible rivière était maintenant inversé. Théo avait littéralement fermé les yeux à l’approche de la cataracte, qui se dressait perpendiculairement à la surface de l’astéroïde. Lorsqu’il les avait rouverts, une seconde plus tard, le bas était toujours le bas, et la rivière semblait couler normalement, mais la sphère verte de l’astéroïde était de côté, comme une grande paroi courbe, et les étoiles étaient visibles à travers le ruban d’eau de deux mètres de large qui coulait sous eux.
Ils avaient ensuite traversé le champ de confinement, en dehors de l’atmosphère, et leur vitesse avait augmenté tandis qu’ils suivaient le ruban d’eau qui serpentait. Il y avait nécessairement autour d’eux le cylindre d’une sphère de confinement – la logique et le seul fait qu’ils fussent encore en vie le leur criaient – mais ils ne voyaient pas le miroitement habituel ni la texture optique si rassurants, par exemple, à bord des vaisseaux-arbres templiers ou des stations spatiales ouvertes aux touristes. Ici, il n’y avait, à part l’immensité de l’espace, que la rivière, le bateau et les gens.
— Il est impossible que ce soit là leur mode de transport habituel entre les différents essaims, avait déclaré le docteur Melio Arundez d’une voix tremblante.
Théo avait remarqué que son compagnon de voyage s’agrippait, comme lui, au bastingage, et que ses doigts étaient blêmes. Ni l’Extro debout à l’arrière ni les deux autres installés à l’avant n’avaient échangé avec eux la moindre parole. Ils s’étaient contentés de hocher la tête lorsque le consul leur avait demandé si c’était là le moyen de transport qu’on leur avait promis.
— Ils veulent nous impressionner avec cette rivière, avait expliqué le consul à voix basse. Ils ne s’en servent que lorsque l’essaim est au repos, et uniquement lors de cérémonies officielles. Le fait de la déployer alors que l’essaim est en mouvement ne sert qu’à nous en mettre plein les yeux.
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