Soudain, il se sentait au bord des larmes, comme si, au détour d’une rue peu familière, il s’était brusquement retrouvé sur les lieux de son enfance, dans le Camp de Regroupement de Tharsis, où sa mère, depuis longtemps morte, l’attendait sur le seuil en lui faisant de grands signes, et où ses amis oubliés, ses frères, l’attendaient pour une partie de scootball.
— Viens, lui dit Monéta.
Il ne pouvait se méprendre sur l’urgence contenue dans sa voix. Elle l’entraîna vers l’ovale luminescent. Kassad ne quitta pas des yeux la voûte étoilée et les humains jusqu’à ce qu’ils soient passés de l’autre côté et que l’interface s’opacifie.
Ils ressortirent dans l’obscurité. Il fallut quelques secondes à la combinaison de Kassad pour que ses filtres compensent sa vision. Il vit qu’ils étaient au pied du Monolithe de Cristal, dans la vallée des Tombeaux du Temps d’Hypérion. C’était la nuit. De gros nuages bouillonnaient dans le ciel. Une tempête faisait rage. Seules les pulsations des tombeaux éclairaient la scène. Il ressentit la nostalgie subite de l’endroit qu’ils venaient de quitter, avec sa lumière harmonieuse et son décor si propre. Puis il se concentra sur ce qu’il y avait autour de lui.
Sol Weintraub et Brawne Lamia étaient dans la vallée à cinq cents mètres de là. Sol était penché sur la jeune femme étendue au pied du Tombeau de Jade. Le vent faisait tournoyer la poussière autour d’eux, de sorte qu’ils ne pouvaient pas voir le gritche en train de s’avancer dans leur direction, telle une ombre mouvante et sinistre, sur le sentier qui passait devant l’Obélisque.
Fedmahn Kassad émergea de la zone obscure qui entourait le marbre noir du Monolithe et s’avança en évitant les échardes de cristal répandues sur le chemin. Il s’aperçut que Monéta était toujours accrochée à son bras.
— Si tu le provoques encore, murmura-t-elle d’une voix suppliante, le gritche te tuera.
— Ce sont mes amis, fit Kassad.
Son équipement de la Force et son armure déchiquetée se trouvaient là où Monéta les avait laissés quelques heures plus tôt. Il alla chercher dans le Monolithe son fusil d’assaut et un chapelet de grenades, puis vérifia que tout fonctionnait encore et que les charges étaient au maximum. Il ôta les sécurités, ressortit du Monolithe et s’élança au pas de course pour intercepter le gritche.
Je me réveille au son de l’eau qui coule. Un instant, je crois m’être assoupi devant la cascade de Lodore pendant ma promenade avec Brown. Mais l’obscurité, lorsque j’ouvre les yeux, est aussi terrifiante que lorsque je dormais, et l’eau fait un bruit sinistre qui n’a rien à voir avec celui de la cascade immortalisée par Southey dans son poème. Je me sens mal. Ce n’est pas seulement le mal de gorge qui m’a pris lorsque nous sommes redescendus avec Brown du Skiddaw dont nous avions fait stupidement l’ascension avant le petit déjeuner, mais un mal profond, mortel, qui m’endolorit tout le corps et qui me brûle le ventre et la poitrine d’un feu intense, implacable.
Je me lève pour aller, à tâtons, jusqu’à la fenêtre. Une lumière pâle filtre, sous la porte, de la chambre de Leigh Hunt. Il s’est endormi en oubliant d’éteindre la lampe. J’aurais peut-être dû faire comme lui, mais il est trop tard, maintenant.
Je me rapproche du rectangle un peu plus pâle de la fenêtre. L’air est frais, chargé de senteurs de pluie. Je comprends que le bruit qui m’a réveillé est celui du tonnerre. Il y a des éclairs qui illuminent les toits de Rome. Aucun bâtiment de la ville n’est éclairé. En me penchant un peu par la fenêtre ouverte, je vois les marches luisantes de pluie qui dominent la piazza et les clochers de Trinità dei Monti qui se profilent à la faveur des éclairs. Le vent qui souffle d’en haut est glacé. Je vais prendre une couverture sur le lit et je m’en drape avant de traîner une chaise devant la fenêtre pour m’y asseoir et contempler le spectacle, perdu dans mes pensées.
Je revois mon frère Tom dans ses derniers jours, la figure déformée par les terribles efforts qu’il devait faire pour respirer. Je revois ma mère, toute pâle, le visage presque luisant dans la pénombre de la chambre. Ma sœur et moi, nous avions le droit de toucher sa main moite et de déposer un baiser sur son front enfiévré avant de nous retirer. Un jour, je me suis furtivement essuyé les lèvres en sortant, non sans jeter un regard de côté à ma sœur et aux autres pour voir si quelqu’un avait remarqué mon geste impie.
Lorsque le docteur Clark et un chirurgien italien pratiquèrent l’autopsie de Keats, moins de trente heures après sa mort, ils constatèrent, comme l’écrivit plus tard Severn à un ami, « les ravages effectués par la pire forme de phtisie que l’on puisse trouver. Les poumons étaient entièrement détruits. Les cellules avaient disparu. » Ni le docteur Clark ni le chirurgien italien ne comprenaient comment le poète avait survécu les deux derniers mois ou plus.
Je pense à tout cela, dans l’obscurité de la chambre, en regardant la piazza . J’écoute les bouillonnements qui montent de ma poitrine et de ma gorge. Je sens la douleur comme un feu intérieur. Mais j’entends également les cris, encore plus terribles, de Martin Silenus sur son arbre, qui expie pour avoir écrit les vers que j’ai été trop faible et trop lâche pour achever. J’entends les cris de Fedmahn Kassad, qui se prépare à mourir déchiré par les griffes du gritche ; j’entends les cris du consul forcé de trahir une seconde fois ; les cris des Templiers qui, par milliers, se lamentent sur la mort de leur monde et de leur frère Het Masteen ; ceux de Brawne Lamia, qui songe à son amour défunt, mon jumeau ; ceux de Paul Duré, sur son lit d’hôpital, qui se bat contre ses brûlures et contre ses souvenirs cuisants, trop conscient de la présence du cruciforme tapi à l’intérieur de sa poitrine ; ceux de Sol Weintraub, qui martèle du poing les sables d’Hypérion en appelant son enfant, le bébé Rachel, dont les vagissements résonnent encore à nos oreilles.
— Bon Dieu de merde !
Je martèle du poing, moi aussi, la pierre et le ciment du rebord de la fenêtre, en répétant :
— Bon Dieu de bon Dieu de merde !
Au bout d’un moment, tandis que les premières lueurs de l’aube apparaissent, je m’éloigne de la fenêtre pour regagner mon lit. Je m’étends, les yeux fermés, juste quelques instants.
Le gouverneur général Théo Lane se réveilla en musique. Clignant des yeux, il regarda autour de lui et reconnut la cuve nutritive voisine et l’infirmerie de bord comme dans un rêve. Puis il s’aperçut qu’il portait un pyjama noir et qu’il se trouvait étendu sur la table d’examen de la salle d’infirmerie. Les évènements des douze dernières heures commencèrent à lui revenir en mémoire. On l’avait sorti de la cuve médicale et on l’avait couvert de capteurs. Le consul et un autre homme s’étaient penchés sur lui pour lui poser des questions. Il y avait répondu comme s’il était conscient. Puis il s’était rendormi pour rêver d’Hypérion et de ses cités en flammes. Ou plutôt non, ce n’étaient pas exactement des rêves.
Il se redressa, et se sentit presque flotter quand il descendit de la table d’examen. Il trouva ses vêtements, nettoyés et repassés, sur une étagère voisine. Il s’habilla rapidement, sans cesser d’écouter la musique, dont les accents, variant en intensité, avaient une qualité acoustique qui suggérait qu’il ne s’agissait pas d’un enregistrement, mais d’un morceau interprété en direct.
Il prit l’escalier qui conduisait au salon et s’arrêta, surpris, en voyant que le vaisseau était ouvert sur l’extérieur, que le balcon était sorti et que le champ de confinement ne semblait pas fonctionner. La gravité sous ses pieds était minime, à peine suffisante pour lui faire toucher le sol. Probablement vingt pour cent de moins que sur Hypérion, peut-être un sixième de g standard.
Читать дальше