— Laisse-moi y retourner, murmura Kassad. Finissons-en.
Il y avait du sang à l’endroit où les griffes du gritche avaient fendu la combinaison du colonel. Son pied droit pendait comme s’il était à demi sectionné. Il ne pouvait plus s’appuyer dessus, et seul le fait d’avoir lutté avec le monstre, porté par lui dans une horrible parodie de danse, l’avait maintenu debout durant leur combat.
— Laisse-moi y retourner, répéta Fedmahn Kassad.
— Tais-toi, murmura Monéta. Tais-toi, mon amour.
Elle le traîna à travers l’ovale doré, et ils émergèrent dans une lumière d’airain.
Malgré ses souffrances et l’état d’épuisement où il se trouvait, Kassad fut ébloui par le spectacle. Ils n’étaient plus sur Hypérion, il en avait la certitude. Une vaste plaine s’étendait jusqu’à un horizon situé beaucoup plus loin que la logique ou l’expérience ne l’autorisaient. Une herbe drue et orangée – si toutefois c’était bien de l’herbe – poussait sur les plaines et les collines basses comme un duvet sur le dos d’une chenille énorme, tandis que des choses qui ressemblaient à des arbres se dressaient comme des sculptures en carbone renforcé avec leurs troncs et leurs branches quasi eschériennes dans leur improbabilité baroque et leur profusion de feuilles ovales d’un bleu foncé et d’un violet miroitants, vers un ciel flamboyant de lumière dorée.
Ce n’était cependant pas la lumière d’un soleil. Pendant que Monéta l’éloignait de l’ovale en train de se refermer (Kassad ne pensait pas qu’il pût s’agir d’une porte distrans, car il était persuadé d’avoir franchi non seulement de l’espace, mais du temps) vers un bosquet de ces arbres impossibles, il leva les yeux vers le ciel et ressentit quelque chose qui était proche de l’émerveillement. La lumière avait la même intensité que le jour d’Hypérion, ou l’éclairage de la galerie marchande sur Lusus à midi, ou une journée d’été sur le plateau de Tharsis du monde natal de Kassad. Il avait l’impression d’être au centre de la galaxie.
Au centre de la galaxie.
Un groupe d’hommes et de femmes en combinaison de lumière sortirent de l’ombre des arbres eschériens et entourèrent Monéta et Kassad. L’un des hommes, un géant, même selon les critères martiens de Kassad, le regarda, tourna la tête vers Monéta et sembla communiquer avec elle, bien que Kassad n’entendît rien sur la radio de sa combinaison et sur ses récepteurs à faisceau étroit.
— Détends-toi, lui dit Monéta en posant la tête de Kassad sur le tapis d’herbe orangée.
Il voulut dire quelque chose et se redresser, mais le géant et Monéta lui touchèrent en même temps les épaules, et il laissa retomber sa tête. Sa vision s’emplit de feuilles violettes, qui remuaient doucement, et d’étoiles lointaines.
L’homme le toucha de nouveau. La combinaison se désactiva. Kassad fit le geste de se couvrir en s’apercevant qu’il était nu au centre d’un petit cercle qui s’était assemblé autour de lui, mais Monéta l’empêcha de bouger d’une main ferme. À travers la douleur de ses membres meurtris, il sentit vaguement la main de l’homme qui lui tâtait le bras et le torse, puis descendait le long de sa jambe jusqu’à l’endroit où le tendon d’Achille avait été sectionné. Il ressentait un froid intense partout où le gantelet argenté du géant le touchait. Puis sa conscience se mit à flotter comme un ballon, très haut au-dessus de la plaine et des collines. Il dérivait vers la voûte étoilée où une silhouette massive l’attendait, sombre et sinistre comme un gros nuage noir au-dessus de l’horizon, grande comme une montagne.
— Kassad, chuchota Monéta.
Il se sentit revenir peu à peu vers elle.
— Kassad, souffla-t-elle de nouveau.
Il sentit ses lèvres sur sa joue. Sa combinaison réactivée était mêlée à celle de Monéta.
Il se redressa en même temps qu’elle. Secouant la tête, il vit qu’il était de nouveau vêtu de lumière argentée. Il se mit debout. Il ne ressentait plus aucune douleur. Son corps fourmillait en une douzaine d’endroits, là où ses blessures avaient été guéries et ses plaies cicatrisées. Il fit entrer sa main à travers sa propre combinaison, toucha sa propre chair à travers son gantelet, fléchit les genoux, se toucha le talon. Il ne sentit aucune cicatrice.
— Merci, dit-il au géant sans savoir si celui-ci l’entendait.
Mais le géant inclina la tête avant de rejoindre les autres.
— C’est… une sorte de docteur, fit Monéta. Un guérisseur.
Kassad l’écoutait à peine. Il concentrait son attention sur les autres. Ils étaient humains – il le savait du fond du cœur – mais d’une variété étonnante. Leurs combinaisons n’étaient pas toutes argentées comme celle de Monéta et la sienne. Elles avaient des couleurs différentes et changeantes, d’aspect organique et doux, comme la fourrure d’un animal sauvage. Seul un miroitement subtil, qui rendait légèrement flous les traits du visage, indiquait qu’ils portaient une combinaison. Et leur anatomie était aussi variée que leurs couleurs. Le « guérisseur » avait à peu près la même stature que le gritche, des sourcils épais et une crinière fauve qui semblait faite d’énergie pure. La personne qui se trouvait à côté de lui avait la taille d’un enfant, mais c’était visiblement une femme, aux membres parfaitement proportionnés, aux jambes musclées, aux seins menus, mais avec des ailes de deux mètres de haut qui se dressaient dans son dos. Et ce n’était pas un ornement superflu, car une brise coucha bientôt l’herbe orangée de la prairie, et elle fit quelques pas en courant, écarta les bras et s’éleva gracieusement dans les airs.
Derrière un groupe de femmes minces, de haute taille, aux mains palmées et aux longs doigts, vêtues de combinaisons bleuâtres, se tenaient plusieurs hommes trapus, aussi bardés d’armures et de casques qu’un marine de la Force sur le point d’aller à la bataille dans le vide spatial. Au-dessus d’eux, quelques hommes ailés se laissaient porter par un thermique tandis que de fins rayons jaunes de lumière cohérente pulsaient parmi eux selon un code complexe. Les lasers semblaient issus d’une sorte d’œil que chacun d’eux avait sur la poitrine.
Kassad secoua de nouveau la tête.
— Il faut partir, lui dit Monéta. Le gritche ne peut pas nous suivre ici. Ces guerriers ont assez de problèmes de leur côté pour s’attaquer aussi à cette manifestation particulière du Seigneur de la Douleur.
— Où sommes-nous ? demanda Kassad.
Elle fit apparaître un ovale violet à l’aide d’une férule dorée passée à sa ceinture.
— Dans un futur éloigné de l’humanité. L’un de nos futurs. C’est ici que les Tombeaux du Temps ont été formés et lancés dans le passé.
Kassad regarda de nouveau autour de lui. Quelque chose d’énorme était en train de se déplacer dans le champ des étoiles, occultant des milliers d’entre elles, projetant son ombre durant quelques secondes à peine avant de disparaître totalement. Les hommes et les femmes levèrent la tête un court instant, puis retournèrent à leurs occupations, qui semblaient consister à cueillir de petits objets dans les arbres, à se grouper pour regarder de petites cartes lumineuses qu’un simple claquement de doigts faisait apparaître, ou à voler vers l’horizon à la vitesse d’une flèche. Un individu de courte taille, aux formes arrondies, de sexe indéterminé, s’était enfoui dans le sol meuble, et l’on ne voyait plus de lui qu’une basse crête de terre qui avançait en larges spirales concentriques autour des autres.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda de nouveau Kassad. Où sommes-nous ?
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