Gladstone fit apparaître sa porte distrans personnelle. Elle murmura le code de la section hospitalière de la Maison du Gouvernement, et s’apprêta à passer de l’autre côté. Mais au moment de toucher la surface opaque du rectangle d’énergie, elle se ravisa. Pour la première fois de sa vie, l’angoisse l’étreignit à l’idée de franchir une interface distrans.
Si le TechnoCentre la faisait disparaître, elle aussi ?
Elle comprenait soudain le terrible pouvoir de vie et de mort que le Centre exerçait sur tous les citoyens du Retz qui se servaient du réseau distrans, c’est-à-dire sur la totalité des gens qui occupaient une position tant soit peu importante. Leigh et le cybride Severn n’avaient pas nécessairement été distransportés ailleurs . Seule l’habitude de considérer le système distrans comme un moyen de transport d’une sécurité absolue créait la conviction, au niveau subconscient, qu’ils étaient allés quelque part. Mais ils avaient aussi bien pu être transférés dans le néant. Dans des atomes éparpillés occupant l’espace expansé d’une singularité. Les terminaux distrans ne servaient pas à la « téléportation » des personnes et des choses. Un tel concept était puéril. Mais n’était-il pas encore plus ridicule de faire confiance à un système qui perçait des trous dans le tissu de l’espace-temps pour faire passer les gens par des « trappes » analogues à des trous noirs ? N’était-il pas insensé pour elle, en ce moment même, de faire confiance au TechnoCentre pour la conduire dans la Maison du Gouvernement ?
Elle songea à la salle du conseil de guerre, aux trois salles immenses reliées par des panneaux distrans à vision directe activée en permanence. Les trois salles étaient séparées, en réalité, par au moins mille années-lumière, des dizaines d’années de voyage en temps réel, même sous propulsion Hawking. Chaque fois que Morpurgo ou Singh ou quelqu’un d’autre se déplaçait pour aller d’une carte murale à la table traçante, il franchissait des gouffres d’espace et de temps. Tout ce que le TechnoCentre avait à faire pour détruire l’Hégémonie et tous ceux qui s’y trouvaient était d’intervenir sur le réseau distrans pour qu’une légère « erreur » d’acheminement se produise.
Au diable la prudence , se dit Meina Gladstone.
Et elle passa à travers l’interface pour se rendre au chevet de Duré.
Les deux pièces du premier étage de la maison de la Piazza di Spagna sont petites, étroites, hautes de plafond et plongées dans l’obscurité, à l’exception d’une petite lampe brûlant faiblement dans un coin de chacune des chambres, comme si des spectres les avaient éclairées en prévision de la visite d’autres spectres. Mon lit se trouve dans la plus petite des deux chambres, celle qui donne sur la piazza , bien que la seule chose que l’on puisse voir ce soir derrière les fenêtres hautes soit une obscurité épaisse où se découpent des ombres encore plus noires, le tout ponctué par le murmure incessant de l’invisible fontaine de Bernini.
Des cloches sonnent toutes les heures à l’un des clochers jumeaux de Santa Trinità dei Monti , l’église tapie dans le noir comme un félin massif en haut des marches. Chaque fois que je les entends égrener les brèves notes des petites heures du matin, j’imagine des mains de fantôme en train de tirer sur des cordes en décomposition. Ou peut-être des mains en décomposition en train de tirer sur des cordes fantômes. Je ne sais pas, tout au long de cette nuit sans fin, laquelle de ces deux images est la plus adaptée à mon humeur macabre.
La fièvre m’oppresse comme une lourde et moite couverture. Ma peau est tour à tour brûlante et mouillée. À deux reprises, j’ai été saisi par la toux. La première quinte a fait accourir Hunt de l’autre chambre. Ses yeux se sont agrandis à la vue du sang que j’avais vomi sur les draps damassés. La seconde quinte, je l’étouffai de mon mieux, en me levant pour tituber jusqu’à la table où se trouvait la cuvette et y cracher de petites quantités de mucus et de sang noir. Hunt ne s’est pas réveillé.
Quelle ironie, de se retrouver ici, d’avoir fait tout ce chemin pour être de nouveau dans cette maison obscure et dans ce lit sinistre. Je me souviens confusément de m’être réveillé dans ce même lit, miraculeusement « guéri », avec le « vrai » Severn et le docteur Clark, et même la petite Signora Angeletti, qui attendaient dans le hall. Je me souviens de ma convalescence après la mort, et du temps qu’il m’a fallu pour me rendre compte que je n’étais pas Keats, que ce n’était pas la vraie Terre, que nous n’étions pas dans le même siècle que celui où j’avais fermé les yeux en croyant que c’était pour la dernière fois, et aussi… que je n’étais pas humain.
Au début de l’après-midi, vers 2 heures, je m’endors. Et je rêve. Je n’avais jamais rien rêvé de semblable. Je flotte en m’élevant lentement dans l’infoplan, dans l’infosphère et dans la mégasphère. J’arrive finalement dans un endroit que je ne connais pas, dont je n’ai jamais entendu parler, pas même en rêve. Un endroit où règnent les espaces infinis, où le temps semble figé et les couleurs indescriptibles. Il n’y a ni horizon, ni plafond, ni sol, ni rien de tangible. Je baptise ce lieu la métasphère, car j’ai senti immédiatement que ce niveau de réalité consensuelle inclut toutes les variétés et tous les caprices des sens que j’ai connus sur la Terre, toutes les analyses binaires, tous les plaisirs intellectuels que j’ai sentis couler du TechnoCentre à l’infosphère et, par-dessus tout, une sensation de… comment dire… d’expansion ? de liberté ? de potentialité, je pense. Oui, ce doit être le mot que je cherchais.
Je suis tout seul dans cette métasphère. Les couleurs flottent au-dessus de moi, sous moi, à travers moi. Elles se dissolvent quelquefois en de vagues pastels, ou s’agglomèrent en nuages fantaisistes, ou bien encore, plus rarement, semblent constituer des assemblages plus tangibles, qui pourraient évoquer des formes humanoïdes. Je les contemple comme un enfant pourrait admirer les nuages, en imaginant y voir des éléphants, des crocodiles du Nil et des torpilleurs majestueux qui évoluent d’ouest en est par un jour de printemps dans la Région des Lacs.
Au bout d’un moment, j’entends des bruits : le ruissellement à vous rendre fou de la fontaine de Bernini sur la place, les froissements d’ailes et les roucoulements des pigeons sur la corniche au-dessus de ma fenêtre, les gémissements étouffés de Leigh Hunt dans son sommeil. Mais, par-dessus et en deçà de tous ces bruits, j’entends des sons plus furtifs, moins réels , peut-être, mais infiniment plus menaçants.
Quelque chose d’énorme s’avance vers l’endroit où je suis. Je fais des efforts pour percer la pénombre pastel. Cela se déplace juste en deçà de l’horizon visible. Je sais que cette chose connaît mon nom, et qu’elle tient ma vie dans une main et la mort dans l’autre.
Il n’y a nul endroit où se cacher dans l’espace au-delà de l’espace. Je ne peux pas m’enfuir en courant. Le chant des sirènes de la douleur continue de monter et descendre dans le monde que j’ai laissé derrière moi. Il exprime les douleurs quotidiennes de tous ceux qui le peuplent, la douleur de ceux qui souffrent de la guerre qui vient de commencer, la torture ponctuelle, spécifique, de ceux qui sont empalés sur l’arbre terrifiant du gritche, et, plus forte encore, la souffrance que je ressens à la place des pèlerins et de tous les autres dont je partage à présent la vie et les pensées.
Cela vaudrait la peine de me lever pour courir à la rencontre de cette formidable figure du destin si seulement elle pouvait me libérer du chant de douleur qui m’enveloppe.
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