« Tyekanik ! Cette planète se nomme Salusa Secundus ! Ne tombez pas dans le piège des manières paresseuses qui se répandent dans notre Imperium. Donnez le nom complet, le titre intégral, veillez au moindre détail. Ce sont là des attributs qui renverront le sang des Atréides aux sables d’Arrakis. Le moindre détail, Tyekanik ! »
Il savait ce qu’elle tentait par cette offensive. Cela faisait partie des manœuvres rusées et changeantes qu’elle avait apprises de sa sœur Irulan. Mais il n’en perdait pas moins son assurance.
« Vous me comprenez, Tyekanik ? » demanda-t-elle.
« Je vous comprends, Princesse. »
« Je veux que vous vous convertissiez à la religion de Muad’Dib. »
« Princesse, je m’avancerais dans le feu pour vous, mais cela…»
« Cela est un ordre, Tyekanik ! »
La gorge nouée, il porta son regard vers l’écran. Les Lazas avaient fini de dévorer leur proie. Étendus sur le sable, maintenant, ils faisaient leur toilette. Leurs longues langues s’insinuaient avec aisance entre leurs griffes.
« J’ai dit : un ordre, Tyekanik. Est-ce bien compris ? »
« J’ai compris et j’obéis, Princesse », dit le Sardaukar, sans changer de ton.
La Princesse Wensicia soupira.
« Oh, si seulement mon père était encore vivant…»
« Oui, Princesse. »
« Ne raillez pas, Tyekanik ! Je sais la répugnance que vous éprouvez. Mais si vous donnez l’exemple…»
« Il pourrait ne pas le suivre, Princesse. »
« Il le suivra. »
Elle tendit le doigt vers l’écran.
« J’ai le sentiment que le Levenbrech pourrait poser un problème. »
« Un problème ? En quelle manière ? »
« Combien de gens connaissent cette histoire de tigres ? »
« Ce Levenbrech, qui est leur dresseur… Le pilote du transport stellaire, vous et… bien sûr…» Il porta la main à son torse.
« Et les acheteurs ? »
« Ils ne savent rien. Que craignez-vous donc ? »
« Mon fils est… disons intuitif. »
« Les Sardaukar savent garder les secrets. »
« Les morts également. »
Tendant la main, la Princesse appuya sur une touche rouge située sous l’écran. Immédiatement, les tigres Laza dressèrent la tête. Ils regardèrent en direction du Levenbrech. Puis, d’un seul élan, ils se ruèrent sur la pente. Calme tout d’abord, le Levenbrech se décida à déclencher une commande de son clavier de contrôle. Ses mouvements demeuraient encore assurés mais, comme les félins continuaient de se ruer sur lui, il fut saisi de frénésie et ses doigts se mirent à pianoter follement sur les touches. Une expression de stupéfaction apparut sur son visage et sa main se porta vers le manche du poignard passé dans sa ceinture. Trop tard. Une patte aux griffes acérées lui laboura la poitrine et l’envoya rouler sur le sol. Dans le même instant, le deuxième Laza referma ses crocs sur sa gorge et le secoua avec violence. Les vertèbres cédèrent.
« Le moindre détail compte », dit la Princesse. En se retournant, elle tressaillit. Tyekanik avait tiré son couteau, lui aussi. Mais c’était le manche qu’il lui présentait.
« Peut-être avez-vous besoin de mon arme pour un dernier détail », dit-il.
« Remettez ce poignard dans son étui et cessez de jouer à l’idiot ! Vraiment, Tyekanik, parfois vous me…»
« C’était un homme de valeur, Princesse. Un de mes meilleurs. »
« Un de mes meilleurs », le reprit-elle.
Il eut une inspiration profonde, vibrante, avant de rengainer son poignard.
« Et quant à mon pilote ? »
« Nous invoquerons un accident. Vous lui conseillerez de prendre les plus extrêmes précautions pour ramener les tigres. Bien entendu, lorsqu’il aura livré ces charmants animaux aux gens de Javid…» Elle regarda le poignard de Tyekanik.
« Est-ce également un ordre, Princesse ? »
« Exactement. »
« Devrai-je donc… tomber sur mon poignard ou bien veillerez-vous à ce petit… détail ? »
La voix de la Princesse se fit encore plus calme, plus froide. « Tyekanik, si je n’étais pas absolument convaincue que vous êtes prêt à tomber sur votre arme dans la seconde où je vous en donnerai l’ordre, vous ne seriez pas ici, à mes côtés, armé. »
Il garda le silence, observant l’écran. Les tigres avaient entamé un second repas.
La Princesse dédaigna le spectacle. « Il serait aussi bien que vous disiez à nos acheteurs de cesser de nous amener tous les couples d’enfants qui correspondent à la description. »
« Il en sera fait selon vos ordres, Princesse. »
« Ne prenez pas ce ton avec moi, Tyekanik. »
« Bien, Princesse. »
Les lèvres de Wensicia n’étaient plus qu’un mince trait.
« Combien nous reste-t-il de ces costumes ? »
« Six paires, complètes, avec distille et chaussures de sable, toutes avec l’insigne des Atréides. »
« Le tissu est-il aussi riche que celui-là ? » demanda-t-elle en désignant l’écran.
« Ainsi qu’il convient à la royauté, Princesse. »
« Veillons au moindre détail. Ces effets devront être expédiés sur Arrakis comme présents à nos royaux cousins. De la part de mon fils. Vous me comprenez bien, Tyekanik ? »
« Absolument, Princesse. »
« Faites-lui rédiger un mot de circonstance. Il dira qu’il envoie ces pauvres effets en témoignage de dévouement à la Maison des Atréides. Quelque chose de ce genre. »
« Et à quelle occasion ? »
« Anniversaire, ou jour saint, par exemple. Tyekanik, je vous laisse le soin de vous occuper de cela. Je vous fais confiance, mon ami. »
Il la dévisagea en silence.
Une expression plus dure se faisait jour sur les traits de Wensicia.
« Vous le savez, n’est-ce pas ? reprit-elle. En qui d’autre puis-je avoir confiance depuis la mort de mon mari ? »
Il haussa les épaules. La Princesse n’avait jamais autant ressemblé à une araignée. Il valait mieux ne pas entretenir d’intimes relations avec elle. Ce que le Levenbrech avait sans doute osé, par contre.
« Et… Tyekanik… un autre détail. »
« Oui, Princesse ? »
« Mon fils est éduqué pour régner. Le temps viendra où il lui faudra prendre l’épée dans ses propres mains. Et vous devrez savoir quand cela se produira. Et je veux que vous m’en informiez immédiatement. »
« Il en sera fait selon vos ordres, Princesse. »
Elle se laissa aller en arrière et son regard plongea dans celui du Sardaukar.
« Vous ne m’approuvez pas, Tyekanik, et je le sais. Cela n’a aucune importance à mes yeux aussi longtemps que vous n’oublierez pas la leçon du Levenbrech. »
« Il s’y connaissait en animaux, mais on pouvait disposer de lui. Oui, Princesse, je sais. »
« Ce n’est pas ce que je veux dire ! »
« Non ? Alors… je ne comprends pas. »
« Une armée, reprit-elle, est composée d’éléments dont on peut disposer, remplaçables. Telle est la leçon du Levenbrech. »
« Des éléments remplaçables, dit-il. Le commandant suprême y compris ? »
« Les armées n’ont guère de raison d’être sans commandement suprême, Tyekanik. C’est pour cela que vous allez immédiatement embrasser la religion de Mahdi et, dans le même temps, commencer votre campagne de conversion auprès de mon fils. »
« Sur l’heure, Princesse. Je présume que vous ne désirez pas que je sacrifie son éducation dans les différents arts martiaux à cette… religion…»
Elle se dressa, le contourna et marcha jusqu’au seuil où elle s’arrêta un instant. Sans se retourner, elle dit :
« Un jour, Tyekanik, vous abuserez de ma patience. »
Sur ce, elle sortit.
Il faut que nous abandonnions la Théorie de la Relativité, si longtemps en honneur, ou que nous cessions de croire à la prétention de prédire continûment et exactement le futur. Assurément, connaître le futur soulève une foule de questions qui ne peuvent être résolues dans les limites des hypothèses traditionnelles, à moins que l’on n’imagine d’abord de projeter un Observateur hors du Temps et en second lieu d’abolir tout mouvement. Si l’on accepte la Théorie de la Relativité, on peut prouver que le Temps et l’Observateur doivent rester en repos l’un par rapport à l’autre, sans quoi des inexactitudes interféreront. Cela semble vouloir dire qu’il est impossible de s’engager à une prédiction exacte du futur. Mais alors, comment expliquer la quête prolongée de cet accomplissement visionnaire par des savants respectés ? Et comment, en ce cas, expliquer Muad’Dib ?
Читать дальше