« J’ai vuuuu ! hurla le danseur à peine éveillé. J’ai vuuuu ! (Il se cambra tout à coup contre l’appel des cordes et son regard sauvage se porta à droite, puis à gauche.) Là où se dresse cette cité, il n’y aura que du sable ! J’ai vuuu ! »
Un éclat de rire énorme jaillit des gorges, auquel se joignirent les nouveaux pèlerins eux-mêmes.
C’en était trop pour le Prêcheur. Il leva les bras et gronda d’une voix qui, certainement, avait commandé ceux qui chevauchaient les vers géants : « Silence ! »
C’était un cri de bataille et la foule tout entière, sur la plaza, se figea brusquement.
Le Prêcheur pointa un index desséché sur les deux mimes et nul n’aurait pu nier alors qu’il les voyait vraiment, en cette seconde.
« N’avez-vous pas entendu cet homme ? Blasphémateurs et idolâtres, tous autant que vous êtes ! La religion de Muad’Dib n’est pas Muad’Dib ! Il la rejette comme il vous rejette vous ! Le sable viendra couvrir ce lieu. Tout comme il viendra vous couvrir ! »
Sur cette phrase, il baissa les bras, posa la main sur l’épaule de son guide et lui ordonna : « Conduis-moi hors de cet endroit. »
Ce fut peut-être le choix particulier des mots : Il la rejette tout comme il vous rejette vous ! Peut-être le ton sur lequel ils furent prononcés, un ton qui transcendait l’humain, un ton formé sans doute par l’art Bene Gesserit qui permettait de commander par un jeu subtil des inflexions. Peut-être, aussi, l’atmosphère mystique de ce lieu où, autrefois, Muad’Dib avait vécu, foulé ce sol et régné. En tout cas, quelqu’un se fit entendre du plus lointain du palier, criant à l’adresse du Prêcheur qui s’éloignait, d’une voix vibrante d’émotion religieuse : « Muad’Dib est-il donc revenu parmi nous ? »
Le Prêcheur s’arrêta net, plongea une main sous sa bourka et ramena au jour un objet que seuls purent identifier ceux qui se trouvaient à proximité. Une main momifiée par le désert, un ironique présent de la planète que l’on découvrait parfois dans le sable et universellement considéré comme un message de Shai-Hulud. Celle-ci, à l’extrémité d’un poing serré et desséché, montrait un os blanc rongé par les crocs du sable.
« J’apporte la Main de Dieu et c’est tout ce que j’apporte ! cria le Prêcheur. Je parle pour la Main de Dieu. Je suis le Prêcheur ! »
Certains entendirent par là que cette main était celle de Muad’Dib. Mais d’autres n’entendirent que cette voix formidable et ne connurent plus que cette présence dominatrice, et ce fut là comment Arrakis apprit le nom du Prêcheur. Mais ce ne fut pas la dernière fois que sa voix se fit entendre.
On rapporte d’ordinaire, mon cher Georad, que l’expérience du Mélange est riche de grandes vertus naturelles. Pourtant, il subsiste en moi des doutes profonds quant à la nature vertueuse de chaque usage du Mélange. Il m’apparaît que certains, par défiance de Dieu, ont corrompu ces usages. Pour employer les termes de l’Œcumène, ils ont défiguré l’âme. Ils se satisfont d’écumer le Mélange en surface et croient ainsi atteindre à la grâce. Ils bafouent leurs amis, causant un grave tort à la déité et, en toute malice, ils déforment la signification de ce copieux présent, mutilation que tous les pouvoirs de l’homme ne sauraient réparer. Pour n’être vraiment qu’un avec la vertu de l’épice, sans corruption d’aucune sorte, investi d’honneur sans faille, un homme doit accorder ses faits et ses paroles. Lorsque vos actes dessinent une arborescence de conséquences néfastes, vous devez être jugé sur ces conséquences et non selon vos explications. C’est ainsi que nous devrions juger Muad’Dib.
L’Hérésie Pédante .
Il y avait une odeur piquante d’ozone dans la petite pièce plongée dans une pénombre grise au sein de laquelle on ne distinguait que la lueur sourde des brilleurs et l’éclat métallique bleu d’un écran de contrôle transvision. L’écran ne mesurait pas plus d’un mètre sur soixante centimètres. Il montrait pour l’instant un paysage désolé, une vallée rocailleuse, et deux tigres Laza qui se repaissaient des restes d’un récent carnage. Plus haut sur la pente, il y avait un homme. Il était maigre et portait la tenue d’exercice des Sardaukar. L’insigne à son col était celui de Levenbrech. Il avait un clavier de servo-contrôle sur la poitrine.
Une femme aux cheveux clairs, d’âge indéterminé, était installée dans le siège vériforme à suspenseur, devant l’écran. Son visage avait la forme d’un cœur et ses mains fines étaient agrippées nerveusement aux accoudoirs. Une ample robe blanche à parements dorés estompait les lignes de son corps. L’homme qui se tenait sur sa droite, immobile, à moins d’un pas, était de stature massive. Ses cheveux étaient gris et ras au-dessus d’un visage carré, inexpressif. Son uniforme, bronze et or, était celui d’Aide-Bashar des Sardaukar de l’Imperium.
La femme toussota et remarqua : « Tout s’est déroulé comme vous l’aviez prévu, Tyekanik. »
« Assurément, Princesse », commenta l’Aide-Bashar d’une voix rauque.
Elle perçut sa tension et ajouta : « Dites-moi, Tyekanik, que dira mon fils en se retrouvant Empereur Farad’n I er ? »
« Le titre lui convient, Princesse. »
« Ce n’est point ce que je vous demandais. »
« Il se pourrait qu’il n’approuve pas certaines démarches accomplies afin de lui gagner ce… ce titre. »
« Encore une fois… (Elle tourna la tête et ses yeux cherchèrent ceux du Sardaukar dans la pénombre.) Vous avez servi mon père avec honneur. Ce n’est pas par votre faute que les Atréides lui ont ravi son trône. Mais il n’en reste pas moins que cette perte a dû être aussi cruelle pour vous que pour n’importe quel…»
« La Princesse Wensicia a-t-elle une tâche particulière à m’assigner ? »
Si la voix restait rauque, le ton était plus tranchant.
« Vous avez la mauvaise habitude de m’interrompre, Tyekanik. »
Il sourit. Ses dents étaient bien plantées et elles brillaient dans la clarté de l’écran.
« Parfois, dit-il, vous me rappelez votre père. Toujours ces circonlocutions précédant l’annonce de quelque délicate… hmmm… mission ? »
Elle détourna le regard pour tenter de dissimuler sa fureur.
« Croyez-vous vraiment que les Lazas donneront ce trône à mon fils ? »
« C’est tout à fait possible, Princesse. Vous devez admettre que la progéniture bâtarde de Paul Atréides serait un morceau de choix pour eux. Une fois que nous en serons débarrassés…» Il haussa les épaules.
« Le petit-fils de Shaddam IV deviendra l’héritier logique du pouvoir, acheva la Princesse. Pour autant que nous puissions vaincre les objections des Fremen, du Landsraad et de la CHOM, sans compter les Atréides encore vivants qui pourraient…»
« Javid m’a assuré que ses gens pouvaient aisément neutraliser Alia. Je ne considère pas Dame Jessica comme une Atréide. Alors, qui reste-t-il ? »
« Certes, le Landsraad et la CHOM suivront le profit où qu’il aille, admit-elle, mais les Fremen ?…»
« Nous les noierons dans leur religion. »
« Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, mon cher Tyekanik. »
« Ainsi, nous revenons à cette vieille discussion. »
« La maison de Corrino a fait bien pire pour conquérir le pouvoir. »
« Mais embrasser cette… cette religion de Mahdi !…»
« Mon fils vous respecte », dit la Princesse.
« Comme tous les Sardaukar qui se trouvent ici, sur Salusa, je n’espère qu’une chose : que la Maison de Corrino reprenne la place qui lui revient. Mais si vous…»
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