Ils quittèrent les hommes endormis, recommandant à Ferrika de les veiller, et revinrent dans le hall inférieur. Damon titubait, et Andrew le soutint, répétant dans le monde physique ce qu’il venait de faire au cours de leur rapport télépathique. Il eut l’impression, encore une fois, que Damon, pourtant plus vieux que lui, était plus vulnérable.
Damon s’assit sur un banc, épuisé, appuyé contre Andrew, le travail de la matrice ayant drainé toutes ses réserves. Il prit du pain et des fruits laissés sur la table après le repas du soir et se mit à manger avidement. Dezi aussi mangeait avec voracité.
Damon dit :
— Tu devrais aussi manger quelque chose, Andrew ; le travail à la matrice est épuisant, et tu risques de t’effondrer.
Il avait presque oublié cette terrible sensation d’épuisement, comme si toute vie l’avait quitté. À Arilinn, on lui avait donné toutes les explications techniques sur les courants énergétiques du corps, sur les canaux d’énergie qui véhiculaient la force physique et psychique. Mais il était trop fatigué pour s’en souvenir.
— Je n’ai pas faim, dit Andrew.
— Si, répliqua Damon avec une ombre de sourire, mais tu ne le sais pas encore.
Il arrêta du geste Dezi qui allait se verser une coupe de vin.
— Non, c’est dangereux. Bois de l’eau, ou va chercher du lait ou de la soupe aux cuisines. Mais pas de vin après ce genre de travail : un demi-verre, et tu serais saoul comme un moine à la fête du Solstice d’Hiver !
Haussant les épaules, Dezi alla à la cuisine et en revint avec du lait qu’il servit à la ronde. Damon dit :
— Dezi, tu as séjourné à Arilinn, tu n’as donc pas besoin d’explications, mais Andrew doit être mis au courant : il faut manger deux fois plus que d’habitude pendant un jour ou deux, et préviens-moi si tu as des nausées ou des vertiges. Dezi, il y a du kirian ici ?
— Ferrika n’en fait pas, dit Dezi. De plus, comme Domenic et moi avons passé l’âge de la maladie du seuil, et que Valdir est à Nevarsin, personne n’en a besoin dans la maison.
— Qu’est-ce que le kirian ? demanda Andrew.
— Une drogue psychoactive utilisée dans les Tours ou les familles de télépathes. Elle abaisse la résistance au contact télépathique, mais est utile aussi dans les cas de surmenage ou de stress télépathique. De plus, certains télépathes en herbe éprouvent de graves malaises, physiques et psychiques, à l’adolescence, quand leurs dons se développent brusquement. Je suppose que tu es trop vieux pour la maladie du seuil, Dezi ?
— Evidemment, ricana le jeune homme. Elle m’avait passé avant mes quatorze ans.
— Quand même, tu pourrais avoir des malaises, car c’est la première fois que tu travailles avec la matrice depuis ton départ d’Arilinn, l’avertit Damon. Et nous ne savons toujours pas comment Andrew réagira.
Il demanderait à Callista d’essayer de faire du kirian. Il aurait dû y en avoir dans toutes les familles de télépathes.
Il posa sa coupe de lait encore à moitié pleine, mortellement fatigué.
— Va te reposer, Dezi… tu as fait honneur à Arilinn, mon garçon, crois-moi.
Il embrassa le jeune homme et le regarda s’éloigner vers sa chambre, contiguë à celle de Dom Esteban, espérant que l’infirme n’aurait pas besoin de lui et qu’il pourrait dormir toute la nuit.
Malgré ses défauts, pensa Damon, Dezi avait soigné Dom Esteban avec tout le dévouement d’un vrai fils. Par affection, se demanda-t-il, ou par intérêt ?
Il monta l’escalier, s’excusant avec gêne de s’appuyer sur Andrew, mais celui-ci le fit taire :
— C’est toi qui as tout fait, ce soir ; tu crois que je ne le sais pas ?
Damon laissa donc Andrew l’aider à monter, pensant : je m’appuie sur toi maintenant comme je l’ai fait dans la matrice…
Dans la salle commune de leurs appartements, il hésita un instant, puis dit :
— Tu n’as pas été formé dans une Tour, alors tu dois être averti… tu seras impuissant pendant un jour ou deux. Mais ne t’inquiète pas, ce n’est que temporaire.
Andrew haussa les épaules, légèrement ironique, et Damon, se rappelant soudain la situation, comprit que des excuses ne feraient qu’empirer sa gaffe. Il devait être bien fatigué pour l’avoir oubliée !
Dans leur chambre, Ellemir somnolait, enveloppée d’un châle blanc et vaporeux. Elle avait dénoué ses cheveux, qui, répandus sur l’oreiller, brillaient comme de la lumière. Comme Damon considérait sa femme, elle s’assit, battant des paupières, puis, passant sans transition du sommeil à l’éveil, elle lui tendit les bras, comme toujours :
— Oh, Damon, tu as l’air épuisé ! C’était donc si terrible ?
Il s’allongea près d’elle, posant sa tête sur sa poitrine.
— Non, mais je n’ai plus l’habitude de ce travail. Et pourtant, on en a besoin, tellement besoin ! Elli, dit-il, s’asseyant brusquement, tant de gens meurent sur Ténébreuse, dans de grandes souffrances, tant de gens meurent de blessures bénignes, alors qu’ils pourraient vivre. Ça ne devrait pas être. Nous n’avons pas la médecine des Terriens, mais il y a bien des choses qu’un homme ou une femme pourraient guérir avec la matrice. Et pourtant, comment amener des malades et des blessés à Arilinn, Neskaya, Dalereuth ou Hali, pour y être traités dans les Tours ? Les cercles des grandes Tours se moquent bien du pauvre paysan aux pieds gelés, ou du pauvre chasseur déchiqueté par les griffes d’un ours ou frappé à la tête par le sabot d’un oudrakhi !
— C’est que, dit Ellemir, perplexe, essayant de comprendre sa véhémence, dans les Tours, ils ont autre chose à faire. Des choses importantes. Les communications. Et… et l’extraction des minerais et tout ça. Ils n’auraient pas le temps de soigner les blessés.
— C’est vrai. Mais, Elli, sur Ténébreuse, il y a beaucoup d’hommes comme Dezi, beaucoup de femmes comme Callista ou comme toi. Des femmes et des hommes qui ne peuvent pas ou qui ne veulent pas passer leur vie dans une Tour, loin de la vie ordinaire de tous les humains. Mais ils pourraient soigner très facilement.
Il s’effondra sur le lit au côté d’Ellemir, plus épuisé qu’après toutes ses batailles dans les Gardes.
— On n’a pas besoin d’être Comyn pour ça, ou d’avoir des techniques très élaborées. Toute personne ayant un peu de laran pourrait être formée à soigner, à guérir. Et personne ne le fait !
— Mais Damon, dit-elle d’un ton raisonnable, j’ai toujours entendu dire – et Callista me l’a répété – qu’il est dangereux d’utiliser ces pouvoirs en dehors des Tours.
— Sottises ! s’exclama Damon. Comment peux-tu être si superstitieuse ? Tu as toi-même été en contact télépathique avec Callista. As-tu trouvé ça si dangereux ?
— Non, dit-elle avec embarras. Mais pendant les Ages du Chaos, on a fait des choses terribles avec les grands écrans de matrices, des armes terribles – formes-feux, créatures aériennes qui abattaient les fortifications et les châteaux, créatures venues d’autres dimensions qui parcouraient le pays. C’est pourquoi on a décrété à l’époque que le travail des matrices ne se ferait plus que dans les Tours, et sous stricte surveillance.
— Mais ce temps est passé, Ellemir, et la plupart des énormes matrices illégales ont été détruites pendant les Ages du Chaos ou à l’époque de Varzil-le-Bon. J’ai guéri effectivement les pieds gelés de quatre hommes, je leur ai rendu l’usage de leurs membres, mais crois-tu vraiment que j’irai lancer du feuglu pour incendier les forêts, ou que je ferais sortir des monstres des mondes souterrains pour flétrir les moissons ?
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