Il haussa les épaules et poursuivit :
— Il doit être soulagé, je suppose, que je prenne femme dans une bonne famille. Ainsi, il n’a pas besoin de discutailler sur le patrimoine et la part revenant au dernier fils. Je ne suis pas riche, je n’ai jamais désiré l’être, et nous avons assez pour vivre, Ellemir et moi. Je n’ai jamais été très proche de Lorenz. Kieran – il n’a que trois ans de plus que moi – Kieran et moi, nous étions bredin ; Marisela n’a qu’un an de différence avec moi, et nous avons eu la même nourrice. Quant à mes autres frères et sœurs, nous nous traitons avec courtoisie quand nous nous rencontrons au Conseil, mais je suppose qu’aucun ne pleurerait s’il ne devait jamais plus voir les autres. Ma famille a toujours été ici. Ma mère était une Alton, j’ai grandi ici, et le fils aîné de Dom Esteban et moi, nous sommes partis ensemble dans les Cadets. Nous avions prêté le serment de bredin.
C’était la deuxième fois qu’il employait ce mot, forme intime de « frère ». Damon soupira et regarda dans le vague un moment.
— Tu as été cadet ?
— Un très mauvais cadet, mais aucun fils Comyn ne peut y échapper s’il a deux yeux et deux jambes. Coryn était, comme tous les Alton, soldat né, officier né. Moi, c’était autre chose, dit-il en riant. Il y a une plaisanterie chez les cadets, sur celui qui a deux pieds droits et dix pouces. C’était moi.
— Tout le temps de corvée, hein ?
Damon hocha la tête en connaisseur.
— Onze fois de corvée en dix jours. Je suis droitier, tu comprends. Ma nourrice – la sage-femme de ma mère – disait que j’étais né à l’envers, le derrière en avant, et j’ai tout fait comme ça depuis.
Andrew, qui était né gaucher dans une société de droitiers, et qui avait dû attendre d’arriver sur Ténébreuse pour trouver des outils à sa main, lui dit :
— Comme je te comprends !
— Je suis un peu myope aussi, ce qui n’arrangeait rien, quoique tout cela m’ait poussé à apprendre à lire. Mes frères arrivent tout juste à déchiffrer une affiche ou à griffonner leur nom au bas d’un contrat, mais moi j’ai mordu aux études comme un poisson à l’hameçon. Aussi, quand mon temps dans les cadets s’est terminé, je suis allé à Nevarsin, où j’ai passé un an ou deux à apprendre la lecture, l’écriture et un peu de cartographie. C’est alors que Lorenz a décidé que je ne serais jamais un homme. Idée qui s’est trouvée confirmée quand on m’a accepté à Arilinn. Moitié moine, moitié eunuque, disait-il.
Damon se tut, le visage crispé de contrariété. Il reprit enfin :
— Malgré tout, il n’a pas été content quand on m’a renvoyé de la Tour, il y a quelques années. Pour l’amour de Coryn – Coryn était mort, pauvre ami, tombé du haut d’une falaise – Dom Esteban m’a pris dans les Gardes. Mais je n’ai jamais rien valu comme soldat. J’ai surtout été officier sanitaire, et maître des cadets pendant un ou deux ans.
Il haussa les épaules.
— Et voilà ma vie. Bon, assez parlé de ça. Ecoute, les femmes arrivent ; nous pouvons leurs montrer les appartements avant que je descende voir Lorenz.
Andrew vit avec soulagement que la tristesse introspective de Damon disparaissait à l’entrée d’Ellemir et Callista.
— Viens, Ellemir, viens voir l’appartement que j’ai choisi pour nous.
Il l’entraîna par la porte la plus éloignée, et Andrew sentit, plus qu’il n’entendit, qu’il l’embrassait. Callista les suivit des yeux en souriant.
— Je suis contente de les voir si heureux.
— Es-tu heureuse aussi, mon amour ?
— Je t’aime, Andrew, dit-elle. Mais il n’est pas aussi facile pour moi de me réjouir. J’ai peut-être le cœur moins léger par nature. Viens, montre-moi notre appartement.
Elle approuva pratiquement tout, mais signala une demi-douzaine de sièges qui, dit-elle, étaient si vieux qu’il n’était pas prudent de s’asseoir dessus, et, elle les fit enlever par un domestique. Elle appela des servantes et leur donna l’ordre d’aller chercher du linge dans les réserves et d’apporter ses vêtements entreposés dans les immenses placards de son dressing-room. Andrew l’écouta en silence puis s’exclama :
— Quelle maîtresse de maison, Callista !
Elle eut un rire ravi.
— Ce n’est qu’une apparence. Toute ma science vient d’avoir écouté Ellemir, c’est tout, parce que je ne veux pas avoir l’air ignorante devant les servantes. Sinon, je m’y connais très peu. Je sais coudre, parce qu’il faut toujours s’occuper les mains, mais quand je regarde Ellemir évoluer dans les cuisines, je réalise que je sais moins tenir une maison qu’une enfant de dix ans.
— J’ai la même impression pour moi, confessa Andrew. Tout ce que j’ai appris dans la Zone Terrienne m’est totalement inutile maintenant.
— Mais tu sais dresser les chevaux…
— Oui, et dans la Zone Terrienne, on trouvait ça anachronique et inutile, dit Andrew en riant. Autrefois, c’est moi qui dressais les chevaux de mon père, mais, quand j’ai quitté l’Arizona, je croyais bien ne jamais plus monter.
— Alors, tout le monde se déplace à pied sur Terra ?
Il secoua la tête.
— Non. Par véhicules à moteurs. Les chevaux n’étaient plus qu’un luxe exotique pour riches excentriques.
Il s’approcha de la fenêtre et contempla la campagne baignée de soleil.
— Comme c’est étrange que, de tous les mondes connus de l’Empire Terrien, je sois justement venu sur celui-ci.
Il frissonna, car il s’en était fallu de peu qu’il ne connût jamais ce qu’il considérait maintenant comme son destin, sa vie, la fin pour laquelle il était né. Il eut une envie folle de prendre Callista dans ses bras, mais, comme si elle avait perçu sa pensée, elle se raidit et pâlit. Il soupira et recula d’un pas.
Elle dit, comme pour compléter une pensée qui ne l’intéressait plus beaucoup :
— Notre maître-entraîneur est déjà vieux, et, comme Papa n’est plus là pour s’en occuper, ce sera peut-être à toi de former les jeunes.
Elle s’interrompit et le regarda, tordant dans sa main le bout d’une de ses tresses.
— Je voudrais te parler, dit-elle brusquement.
Il n’avait jamais su si ses yeux étaient bleus ou gris ; ils changeaient de couleur avec la lumière, et pour l’instant, ils étaient presque incolores.
— Andrew, est-ce que ce ne sera pas trop dur pour toi ? De partager une chambre avec moi, alors que nous ne pourrons pas – pour le moment – partager le même lit ?
Il savait, depuis la première fois qu’ils avaient parlé de mariage, qu’elle avait été très profondément conditionnée et qu’il leur faudrait sans doute attendre longtemps avant de pouvoir consommer leur union. Il avait alors promis, sans qu’elle le lui demande, de ne jamais faire pression sur elle et d’attendre le temps qu’il faudrait. Il dit, lui effleurant légèrement les doigts :
— Ne t’inquiète pas de ça, Callista. Je te l’ai déjà promis.
Elle rougit légèrement et dit :
— On m’a appris qu’il est… honteux d’éveiller un désir que je ne peux pas satisfaire. Pourtant, si je reste séparée de toi, et n’éveille pas ce désir, pour qu’à son tour ce désir agisse sur moi, les choses ne changeront peut-être jamais. Tandis que si nous sommes ensemble, il se peut que la situation évolue lentement. Est-ce que ce ne sera pas trop dur pour toi, Andrew ? dit-elle, le visage crispé. Je ne veux pas que tu sois malheureux.
Une fois, une seule, brièvement et avec contrainte, il avait parlé de cela avec Léonie. En ce moment, debout devant Callista, le souvenir de cette brève rencontre lui revint, comme s’il était encore devant la leronis Comyn. S’approchant de lui dans la cour, elle lui avait dit calmement :
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