— Je m’y attendais, mais as-tu cette connaissance ?
— Non, bien sur que non. Mais il peut se servir de mon esprit pour sonder les autres. Le vôtre. Celui de mon père. Tous.
— Est-ce sans danger ?
— Erythro le pense, mais … oh, oncle Siever, j’ai peur !
— C’est de la folie », chuchota Wu et Genarr mit aussitôt le doigt sur ses lèvres.
Fisher s’était dressé sur ses pieds. « Marlène, il ne faut pas que … »
Genarr lui fit signe, avec colère, de se rasseoir. « Nous ne pouvons rien faire, Crile. Il y a des milliards d’êtres humains en cause — nous n’avons pas cessé de le répéter — et il faut laisser l’organisme faire ce qu’il peut. Marlène ?
Les yeux de Marlène s’étaient tournés vers le haut. Elle semblait entrée en transe. « Oncle Siever, chuchota-t-elle. Tiens-moi fort. »
Elle s’avança en titubant vers Genarr qui la saisit pour l’empêcher de tomber et la serra contre lui. « Marlène … détends-toi … tout ira bien … » Il s’assit avec précaution dans son fauteuil en tenant le corps rigide de la jeune fille.
Ce fut comme une explosion de lumière qui obscurcit le monde. Rien n’existait en dehors d’elle.
Genarr n’était même pas conscient d’être Genarr. Le moi n’existait plus. Il n’y avait qu’un brouillard lumineux d’une grande complexité, capable de communiquer, s’étendant et se divisant en fils qui gardaient la même complexité lorsqu’ils se séparaient de lui.
Il tourbillonna, recula, puis s’étendit et se rapprocha de nouveau. Encore et encore, d’une façon hypnotique, comme quelque chose qui avait toujours existé et existerait toujours, éternellement.
Le brouillard tombait sans fin dans une ouverture qui s’élargissait lorsqu’il approchait, sans pour cela devenir plus large. Il continuait à changer sans s’altérer. De petites bouffées se déployèrent pour former une nouvelle complexité.
Encore et encore. Pas de son. Pas de sensation. Pas même de vision. La conscience de quelque chose qui avait les propriétés de la lumière sans être la lumière. C’était l’esprit qui devenait conscient de lui-même.
Et puis, douloureusement — s’il y avait quelque chose comme la douleur dans l’univers — et avec un sanglot — s’il y avait quelque chose ressemblant à un bruit dans l’univers — il commença à se ternir, et à tourner, tournoyer, de plus en plus vite, pour devenir un point lumineux qui lança un éclair, puis disparut.
L’univers faisait lourdement sentir son existence.
Wu s’étira et dit : « Est-ce que quelqu’un d’autre a éprouvé la même chose ? »
Fisher hocha la tête.
Leverett dit : « Bon, j’y crois. Si c’est de la folie, alors nous sommes tous fous. »
Mais Genarr, tenant toujours Marlène dans ses bras, se pencha avec inquiétude sur elle. Elle respirait irrégulièrement. « Marlène, Marlène. »
Fisher lutta pour se remettre sur ses pieds. « Va-t-elle bien ?
— Je n’en sais rien, murmura Genarr. Elle est vivante, mais cela ne suffit pas. »
Les paupières de la jeune fille se soulèvent. Elle regarda fixement Genarr, avec des yeux vides qui n’accommodaient pas.
« Marlène, chuchota Genarr, désespéré.
— Oncle Siever », répondit-elle en chuchotant aussi.
Genarr respira enfin. Au moins, elle le reconnaissait.
« Ne bouge pas, dit-il. Attends que ce soit fini.
— C’est fini. Je suis si contente que ce soit fini.
— Mais tu te sens bien ? »
Elle se tut, puis reprit : « Oui, je me sens bien. Erythro dit que je vais bien.
— Avez-vous trouvé cette connaissance cachée que nous sommes censés posséder ? demanda Wu.
— Oui, Dr Wu, je l’ai. » Elle passa la main sur son front humide. « C’était vous, en réalité, qui l’aviez.
— Moi ? s’exclama Wu. Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne la comprends pas. Mais si je vous la décris, vous comprendrez peut-être.
— Décrire quoi ?
— Quelque chose qui est comme la gravité, mais qui au lieu d’attirer les choses les éloigne.
— La répulsion gravitationnelle, oui. Cela fait partie du vol supraluminique. » Il respira à fond et son corps se redressa. « C’est une découverte que j’ai faite.
— Eh bien, si vous passez près de Némésis en vol supraluminique, il se produit une répulsion gravitationnelle. Plus vite vous allez, plus il y a de répulsion.
— Oui, le vaisseau serait repoussé.
— Némésis ne serait-elle pas aussi poussée dans la direction opposée ?
— Oui, en raison inverse de sa masse, mais le déplacement de Némésis serait incommensurablement petit.
— Même si cela se répétait sur des centaines d’années ?
— Le déplacement serait encore très petit.
— Mais sa trajectoire changerait lentement et sur des années-lumière la distance augmenterait et Némésis passerait juste assez loin de la Terre pour que celle-ci soit épargnée.
— Eh bien … dit Wu.
— Est-ce qu’on peut faire quelque chose comme ça ? demanda Leverett.
— On pourrait essayer. Un astéroïde, passant à des vitesses ordinaires, glissant dans l’hyper-espace pendant un trillionième de seconde et revenant à une vitesse ordinaire à un million de kilomètres de là. Des astéroïdes en orbite autour de Némésis plongeant toujours du même côté dans l’hyper-espace. » Il se perdit un moment dans ses pensées. Puis, sur la défensive : « J’y aurais sûrement pensé tout seul, avec le temps.
— C’est vous qui aurez tout l’honneur de la découverte, dit Genarr. Après tout, Marlène a lu cela dans votre esprit. »
Il regarda les trois autres et poursuivit : « Eh bien, messieurs, à moins qu’il se passe quelque chose d’épouvantable, ne parlons plus d’utiliser Erythro comme escale, ce que cet organisme ne nous permettrait pas, n’importe comment. Nous n’avons pas besoin de nous inquiéter de l’évacuation de la Terre … si nous apprenons à utiliser pleinement la répulsion gravitationnelle. Je pense que la situation s’est grandement améliorée depuis que nous avons fait intervenir Marlène.
— Oncle Siever.
— Oui, ma chérie.
— J’ai sommeil. »
Tessa Wendel regardait Crile Fisher d’un air grave. « Je ne cesse de me répéter : ‘‘Il est revenu.’’ Dès qu’on m’a appris que tu avais retrouvé les Rotoriens, j’ai pensé que tu ne reviendrais plus.
— La première personne que j’ai rencontrée … c’était Marlène. »
Il avait les yeux perdus dans le vague et Wendel se tut. Il fallait lui laisser le temps d’examiner tout cela en détail. Il y avait bien d’autres choses auxquelles penser.
Ils ramenaient avec eux un Rotorien : Ranay d’Aubisson, une neurophysicienne. Vingt ans auparavant, elle avait travaillé dans un hôpital terrien. Il y aurait des gens pour se rappeler d’elle et la reconnaître. Ainsi que des dossiers qui serviraient à l’identifier. Elle serait la preuve vivante de ce qu’ils avaient fait.
Wu n’était plus le même. Il imaginait une foule de moyens d’utiliser la répulsion gravitationnelle pour modifier légèrement la trajectoire de l’Étoile voisine. (Il l’appelait Némésis, mais s’il réussissait, ce nom perdrait sa sinistre signification.)
Et Wu était devenu modeste. Il ne revendiquait plus l’honneur de la découverte, ce que Wendel trouvait totalement incroyable. Il disait que le projet avait été trouvé pendant la conférence et qu’il ne dirait rien de plus.
Mieux encore, il avait pris la décision définitive de retourner dans le système némésien, pas seulement pour diriger le projet. Il avait envie de s’y installer. « S’il faut que je marche », disait-il.
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