— Cet homme.
— Je croyais que vous ne connaissiez pas cette personne ?
— Je ne la connais pas. Mais Korolov est un nom masculin. En Russie, les noms féminins se terminent par « ova », les noms masculins par « ov ».
— Ah, dit Cheung. Quoi qu’il en soit, après que mon interlocuteur eut dit : « Korolov », j’ai répondu : « Eh bien, je n’imagine pas que quelqu’un d’autre soit après lui. » Et mon associé a dit : « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… » — Ubu est un surnom que seuls mes amis très proches utilisent, même si, comme je l’ai déjà précisé, je n’ai pas encore rencontré cet homme. « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… », a-t-il dit. « Le type qui a eu Procopides ne peut pas s’intéresser à Korolov, impossible. » Et j’ai dit : « Très bien. Occupe-t’en, Darryl. » Je suppose que c’était le nom de la personne avec qui je parlais. Il a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, mais je me suis subitement retrouvé ici, en 2009.
— Et donc c’est tout ce que vous savez ? Que vous et ce dénommé Darryl traquerez différentes personnes pour les assassiner, dont moi et un certain Korolov, mais que quelqu’un d’autre, un homme qui ne s’intéresse nullement à Korolov, me tuera avant que vous puissiez le faire ?
Cheung eut un haussement d’épaules pour s’excuser, mais Théo n’aurait pu dire si c’était de regret à cause des renseignements qui manquaient ou parce qu’un jour il souhaiterait apparemment la mort de son visiteur actuel.
— C’est tout, oui.
— Ce Darryl… Ressemblait-il à un boxeur ? Vous savez, un boxeur professionnel ?
— Non. Je dirais qu’il était trop enrobé pour être un athlète quelconque.
Théo restait perplexe.
— Merci de m’avoir mis au courant de ce que vous savez, dit-il enfin.
— C’était le moins que je pouvais faire, déclara Cheung. Les âmes sont en relation directe avec la vie éternelle, docteur Procopides, et la religion traite seulement de récompenses. J’ai le sentiment que de grandes choses vous attendent, et que vous serez récompensé comme vous le méritez — mais seulement si vous réussissez à vivre assez longtemps, bien sûr. Alors rendez-vous service, rendez-nous service à tous les deux : n’abandonnez pas votre quête.
Théo revint à New York et raconta tout de son entrevue avec Cheung à Lloyd. Celui-ci se montra aussi déconcerté que le Grec par les propos du vieil homme. Ils restèrent à New York encore huit jours, pendant que les Nations unies débattaient avec vigueur de leur proposition.
La Chine se déclara en faveur de la motion autorisant une reproduction de l’expérience. Bien qu’il soit maintenant établi que le futur n’était pas immuable, le fait qu’au cours de la première série de visions le gouvernement totalitaire de Chine régnait toujours d’une main de fer avait beaucoup calmé les dissidents de ce pays. Pour la Chine, c’était là le sujet principal. Il n’y avait que deux versions possibles de l’avenir : soit la dictature communiste perdurait, soit elle n’existait plus. Les premières visions avaient prouvé qu’elle se poursuivait. Si les visions suivantes révélaient la même chose, alors la dissidence serait anéantie par le désespoir. Parfait exemple de ce que Libération appelait « Un avenir Diminué », calembour d’un goût douteux faisant allusion au jeune Dimitrios Procopides et à sa vie brisée par des lendemains qui ne l’enchantaient guère.
Mais si dans la deuxième série de visions le système communiste s’était écroulé ? Alors la Chine ne serait pas plus mal qu’elle l’était avant le premier Flashforward, avec son avenir en question. Pour Pékin, c’était un pari qui valait d’être tenté.
Les ambassadeurs de l’Union européenne allaient manifestement voter en bloc pour la reproduction, et ce pour deux raisons. Si l’expérience se soldait par un échec, alors le flot sans fin des procès intentés au CERN et à ses pays membres se tarirait peut-être. Et si la reproduction était un succès, eh bien, ce second aperçu du futur serait gratuit, mais d’autres expériences du même type seraient vendues à l’humanité contre des milliards d’euros chacune. Certes, d’autres nations pourraient construire des collisionneurs capables de produire les mêmes énergies que celles provoquées par le LHC, mais la première série de visions avait montré un monde plein de Collisionneurs tachyon-tardyon, et pourtant il semblait que les visions ne pouvaient être déclenchées aisément. Si le CERN était responsable, il était apparemment dans une configuration unique, avec une combinaison spécifique de paramètres qui avait rendu possible le Flashforward, et qu’un autre accélérateur aurait bien du mal à imiter.
Les objections les plus véhémentes à la reproduction du phénomène vinrent des populations de l’hémisphère occidental, de ces pays où les gens étaient pour la plupart éveillés quand leur conscience avait été projetée en 2030 et, par conséquent, où il y avait eu le plus de morts et de blessés. Ces objections se fondaient surtout sur la colère qu’avaient engendrée les dégâts commis la première fois, et la peur qu’un carnage et des destructions similaires accompagnent la deuxième série de visions.
Dans l’hémisphère est, les dommages avaient été comparativement réduits. Dans nombre de pays, 90 % des gens dormaient quand le Flashforward s’était produit, et on n’avait dénombré que des dommages négligeables aux biens. Pour eux, une reproduction organisée et annoncée à l’avance ne ferait pas courir de risques à beaucoup de monde. Ils dénonçaient les arguments contre la reproduction du phénomène comme étant plus de nature émotionnelle que rationnelle. De fait les études effectuées à l’échelle planétaire démontraient que ceux qui avaient eu une vision en étaient plus que satisfaits, même s’ils savaient maintenant que le futur n’était pas immuable. Et puisque justement l’avenir pouvait être modifié, ceux qui avaient découvert un futur personnel négatif à leurs yeux étaient en moyenne encore plus satisfaits que ceux ayant eu une vision qu’ils qualifiaient de positive.
Bien que n’ayant pas un droit d’expression reconnu au sein des débats des Nations unies, le pape Benoît XVI pesa de tout son poids en annonçant que les visions étaient parfaitement compatibles avec la doctrine catholique. La fréquentation des églises, en très nette hausse depuis le Flashforward, n’était sans doute pas étrangère à la position du souverain pontife.
De la même manière, le Premier ministre canadien soutint les visions puisqu’elles montraient que le Québec faisait toujours partie du pays. Le président des États-Unis, pour sa part, afficha un enthousiasme beaucoup plus modéré. Même si dans vingt ans l’Amérique demeurait toujours la puissance dominante, les conseillers du président s’inquiétaient des dommages que le premier Flashforward avait infligés à la sécurité nationale, avec des gens — des enfants, parfois — qui avaient eu accès à toutes sortes d’informations secrètes. Et, bien sûr, le président démocrate en exercice digérait très mal que le républicain Franklin Hapgood, actuellement professeur de sciences politiques à Purdue, soit apparemment destiné à occuper sa place en 2030.
Pour toutes ces raisons, la délégation américaine continuait à ferrailler contre la reproduction. « Nous n’avons pas encore fini d’enterrer nos morts », déclara un de ses représentants. Mais les Japonais ripostèrent en expliquant que, si les visions n’avaient pas décrit le futur tel qu’il serait, elles avaient révélé un futur qui fonctionnait. Selon eux, les États-Unis, où un grand nombre de personnes avaient bénéficié de visions diurnes très intéressantes, essayaient tout simplement d’accaparer les bénéfices de la technologie aperçue dans les visions. Le premier Flashforward avait projeté les consciences en avant vers le 23 octobre 2030, à 10 h 21 heure locale à Los Angeles et 13 h 21 à New York, mais à 2 h 21 heure locale à Tokyo. Dans leur grande majorité, les Japonais avaient eu des visions d’eux-mêmes rêvant. L’Amérique comptait capitaliser sur les nouvelles technologies et les inventions détaillées dans les visions de ses citoyens. Le Japon et le reste de l’hémisphère est s’estimaient injustement lésés.
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