Finalement, après bien des prises de bec et des arguties, les Nations unies arrêtèrent leur décision : l’expérience avec le LHC serait bien réitérée, avec un décalage de douze heures par rapport à la première, comme beaucoup de pays l’avaient demandé.
Les ambassadeurs de l’Union européenne insistèrent tous sur une condition avant que le CERN soit autorisé à reproduire l’expérience : il n’y aurait aucune poursuite au niveau des États contre le CERN, les pays qui participaient au programme ou n’importe quel membre de son personnel. Une résolution des Nations unies fut adoptée interdisant toute poursuite devant une instance mondiale. Bien entendu, rien ne pouvait empêcher les procès au civil, même si les gouvernements suisse et français avaient tous deux déclaré que leurs cours respectives ne tiendraient pas de tels procès, et même s’il était difficile d’établir la compétence de toute autre cour.
Le tiers-monde posait le plus gros problème logistique, avec ses régions primitives ou sous-développées, où les nouvelles arrivaient et se diffusaient lentement, voire pas du tout. Il fut donc décidé que la date de l’expérience serait repoussée de six semaines. Ce délai paraissait suffisant pour que tout le monde soit contacté et averti.
Et c’est ainsi que l’humanité se prépara à jeter un autre coup d’oeil sur son futur.
Michiko surnomma l’expérience l’» opération Klaatu ». Dans le film Le Jour où la Terre s’arrêta, Klaatu, un extraterrestre, neutralise toute source électrique dans le monde entier, pendant trente minutes, à midi pile, heure de Washington, pour démontrer le besoin d’une paix mondiale, mais il le fait avec un soin remarquable, pour que personne ne soit blessé. Les avions restent en vol, tout le matériel des salles d’opération continue à fonctionner. Cette fois ils allaient s’efforcer de se montrer aussi prudents que Klaatu, même si, comme Lloyd le glissa à la Japonaise, dans le film Klaatu avait été abattu en récompense de ses efforts. Heureusement, étant extraterrestre, il avait pu revenir à la vie…
Lloyd se sentait frustré. La première fois, pour une raison qui lui échappait, l’expérience n’avait pas réussi à produire un boson de Higgs. Il aurait aimé modifier très légèrement certains paramètres dans l’espoir de produire enfin cette particule insaisissable. Mais il savait qu’il devait tout reproduire à l’identique. Il n’aurait probablement jamais d’autre occasion de peaufiner sa technique, et jamais il ne générerait pas le Higgs. Ce qui signifiait qu’il n’aurait sans doute jamais le prix Nobel.
À moins…
À moins qu’il trouve une explication physique à ce qui s’était passé. Mais même si c’était bien son expérience qui avait provoqué ce bond de vingt et un ans dans le futur, et même s’il s’était creusé les méninges, comme tous les autres scientifiques du CERN, pour déterminer la cause du phénomène, il n’en avait toujours aucune idée. Il était tout aussi probable que quelqu’un d’autre — quelqu’un qui ne soit pas un spécialiste de la physique des particules — devine ce qui était arrivé.
Presque tout était identique. Bien évidemment, il était maintenant 5 heures et non 17 heures, mais comme la salle de contrôle du LHC n’avait aucune fenêtre donnant sur l’extérieur, l’heure était impossible à définir ici. Il y avait aussi beaucoup plus de gens présents. Il avait toujours été difficile de faire venir un nombre correct de journalistes pour une expérience de physique, mais pour celle-ci le service médias du CERN avait dû tirer au sort pour déterminer la dizaine de journalistes présents. Les caméras retransmettaient la scène en direct, et dans le monde entier.
Sur toute la planète, les gens s’étaient allongés dans leur lit, sur leur canapé, à même le sol, sur leur pelouse. Personne ne buvait de breuvage chaud. Aucun avion n’était en vol, qu’il soit des lignes commerciales, de l’armée ou de quelque milliardaire. La circulation dans les grandes agglomérations s’était arrêtée. En réalité, elle avait cessé depuis déjà plusieurs heures, pour avoir la certitude qu’il n’y aurait besoin d’aucune intervention d’urgence — d’ailleurs hypothétique — pendant la reproduction du Flashforward. Les autoroutes et les échangeurs étaient vides, quand ils ne s’étaient pas transformés en parkings géants.
Deux navettes spatiales — une américaine, l’autre japonaise— étaient actuellement en orbite, mais il n’y avait aucune raison de penser qu’elles couraient le moindre risque, puisque les astronautes à bord s’étaient réfugiés sur leurs couchettes. Les neuf personnes présentes dans la Station spatiale internationale avaient fait de même.
Aucune intervention chirurgicale n’était en cours. Pas une seule pizza n’était en train de cuire. Aucun appareil n’était en marche. À tout moment et en temps normal, environ un tiers de l’humanité dort. Mais à cet instant précis la presque totalité des sept milliards d’êtres humains sur la planète étaient éveillés. De façon assez ironique, d’ailleurs, leur activité n’avait jamais atteint un niveau aussi bas.
Comme lors de la première expérience, la collision était contrôlée par ordinateur. Dans les faits, Lloyd n’avait pas grand-chose à faire. Les journalistes avaient monté leurs caméras sur les trépieds, mais ils étaient maintenant étendus sur le sol ou sur les tables. Théo s’était déjà allongé par terre, comme Michiko — un peu trop près l’un de l’autre, au goût de Lloyd. Il restait de la place devant la console principale. Lloyd s’y installa. D’où il se trouvait maintenant, il voyait une des horloges, et il entama à haute voix le compte à rebours :
— Quarante secondes.
Se retrouverait-il en Nouvelle-Angleterre ? La vision ne reprendrait certainement pas au moment où elle s’était interrompue, des mois plus tôt, et il ne serait pas au lit avec… Seigneur, il ne connaissait même pas son prénom. Elle n’avait pas dit un mot. Elle pouvait être américaine, canadienne, australienne, britannique, Scandinave, française… Comment savoir ?
— Trente secondes, dit-il.
Où s’étaient-ils rencontrés ? Depuis combien de temps étaient-ils mariés ? Avaient-ils des enfants ?
— Vingt secondes.
Leur mariage était-il heureux ? Il l’avait semblé, pendant ce bref aperçu. Mais il lui était aussi arrivé de voir ses parents se montrer de l’affection, à l’occasion…
— Dix secondes.
Cette femme n’apparaîtrait peut-être même pas dans sa prochaine vision…
— Neuf secondes.
Il était très possible qu’il dorme — sans même rêver — dans vingt et un ans.
— Huit secondes.
Les chances étaient à peu près nulles qu’il voie une nouvelle fois à quoi il ressemblait — que ce soit dans un miroir ou sur un circuit vidéo fermé.
— Sept.
Mais il remarquerait certainement un détail révélateur…
— Six.
Quelque chose qui apporterait au moins quelques réponses aux questions qui le taraudaient.
— Cinq.
Quelque chose qui l’aiderait à en finir avec ce qu’il avait vu la première fois.
— Quatre.
Il aimait Michiko, c’était une évidence.
— Trois.
Et elle et lui se seraient mariés, quoi que la première vision, ou celle-ci, puisse afficher.
— Deux.
Mais quand même, il aurait aimé savoir qui était cette autre femme…
— Un.
Il ferma les yeux, comme si cette attitude lui permettrait d’avoir une vision plus claire.
— Zéro.
Rien. Les ténèbres. Bon sang, il dormait à cet instant, dans le futur ! Ce n’était pas juste. C’était son expérience, quand même ! Si quelqu’un méritait d’avoir une seconde vision, c’était bien lui, et…
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