— D’accord. On en reste là.
— Tu acceptes que je te dise que tu m’as manqué ? Ne m’oblige pas à être une sorte de machine. Shadrak. Ne m’oblige pas à coller à l’image que tu as de moi. Je ne te demande pas de dire que je t’ai manqué. Mais laisse-moi exprimer ce que je ressens. Donne-moi le droit d’être sotte de temps à autre, le droit d’être douce, d’avoir des contradictions, si j’en ai envie. Sans t’interroger pour savoir laquelle est la vraie Katya. Je suis toujours la vraie Katya, quel que soit le personnage du moment. D’accord ?
— D’accord. Il lui prend de nouveau la main, et cette fois elle ne la retire pas. Que s’est-il passé en mon absence ? demande-t-il au bout d’un moment.
— Je suppose que tu as entendu parler des maux de tête du khan ?
— Bien sûr. C’est pour cela que j’ai choisi de rentrer dès le moment où j’ai commencé de capter les données de la télémesure, à Pékin.
— Est-ce quelque chose de grave ?
— Nous allons devoir opérer. Dès qu’un certain appareil que j’ai commandé sera prêt.
— Les opérations du cerveau ne sont-elles pas particulièrement risquées ?
— Pas autant que tu pourrais le croire. Mais le khan n’en aime pas l’idée – les lasers qui vont fouiner à l’intérieur de son crâne, etc. Je ne l’ai jamais vu paniquer comme ça à cause d’une opération. Mais il s’en sortira. Qu’est-il arrivé d’autre ?
— Il y a eu les funérailles.
— Je sais. Je me trouvais à Jérusalem – ou à Istanbul. J’ai vu des photos par la suite.
— C’était monstrueux. Ça a duré des jours et des jours. Dieu sait ce que ça a pu coûter. Toute la vie s’est pratiquement arrêtée pendant qu’on a eu droit aux discours, aux processions, aux fanfares, aux défilés aériens, à toutes sortes de rites et de célébrations. Avec Gengis Mao trônant au milieu de la place, en train de boire du petit-lait.
— Dommage que j’aie raté ça.
— Je suis sûre que tu en as eu le cœur brisé.
— Oui. Absolument. Ils rient tous les deux. Shadrak commence à penser qu’il aime bien l’allure qu’elle a dans cette robe. Il reprend : Et quoi, encore ? Comment marche ton projet ?
— Très bien. Nous possédons déjà les équivalents de dix-sept caractéristiques cinétiques. Nous avons progressé davantage au cours des trois dernières semaines que dans les trois mois précédents.
— Bien. Je veux que ton automate soit achevé rapidement. Je veux que ton projet soit le premier à être opérationnel.
— As-tu parlé à Nikki depuis ton retour ?
— Non. Pas encore.
— J’ai entendu dire qu’Avatar aussi progressait rapidement. On raconte qu’ils ont pratiquement fini de passer des paramètres de Mangu à ceux de… du nouveau donneur. Ils ont des semaines d’avance sur le programme. Ça me fait peur, Shadrak.
— Il n’y a pas de quoi.
— Je ne peux pas m’empêcher de penser… et si… si jamais ils se mettent vraiment à…
— Ils ne le feront pas. Ça n’arrivera pas. J’ai trop de valeur aux yeux de Gengis Mao tel que je suis.
— « La redondance est la voie principale de notre survie », souviens-toi. À ton avis, combien de médecins y a-t-il qui attendent au portillon ? Entièrement équipés avec implants de télémesure et tout le nécessaire ?
— Aucun.
— Peux-tu en être sûr ?
— Buckmaster saurait si on a fabriqué, à un moment ou à un autre, un double des implants. Or, il n’a jamais rien entendu dire de tel.
— Buckmaster est mort, Shadrak.
Il ne relève pas la remarque.
— Je sais qu’il n’existe aucun double de Shadrak Mordecai en train d’attendre quelque part que la place soit libre. Je mesure à présent combien Gengis Mao dépend de moi et exclusivement de moi, l’irremplaçable Shadrak. Quelque chose me dit que, dans un proche avenir, je vais devenir beaucoup moins « redondable », et beaucoup plus indispensable. Je ne m’inquiète pas au sujet d’Avatar, Katya.
— J’espère que tu sais ce que tu fais.
— Moi aussi.
Il fait un signe en direction de la sortie, juste au-dessous du grand portrait de ce pauvre Mangu au regard vide.
— Allons en haut, suggère-t-il.
Elle sourit et approuve de la tête.
C’est le matin de l’opération. Gengis Mao repose sur le billard. Il est couché sur le ventre, éveillé, pleinement conscient. De temps à autre, il relève la tête pour observer d’un œil mauvais les médecins assemblés autour de lui – Shadrak, Warhaftig et le neurologue consultant qui assiste Warhaftig, un Israélien nommé Malin. Il n’y a pas à se tromper sur la nature du regard du khan : il est terrifié. Il tente de dissimuler sa peur en fanfaronnant comme à son habitude, mais il n’y parvient pas. D’ici dix minutes, les lasers chirurgicaux vont percer un trou dans son crâne, et cette perspective ne l’enchante pas. Sans ces maux de tête – dont les effets sont à présent visibles, sous forme de grimaces et tics impériaux –, rien de tout ceci n’arriverait.
On a rasé la tête du président. Paradoxalement, il a l’air plus jeune, plus vigoureux, sans son épaisse crinière noire : dénudé, ce crâne dur comme le roc en dit long sur la force immense de l’homme, sur la densité des courants intérieurs qui le mènent. La musculation très apparente du cuir chevelu exprime cette puissance : collines et vallées composent un relief saisissant, un paysage hérissé, fait de côtes et de crêtes, nourri et amplifié par quatre-vingt-dix années ou presque passées à discuter, à réfléchir, à mordre et à mastiquer avec la même férocité. Les angles de pénétration prévus par les chirurgiens sont indiqués sur la peau à l’encre lumineuse.
Warhaftig est prêt à pratiquer la première incision. La stratégie de l’intervention a été élaborée au long de trois journées de réunions. Ils n’approchent pas des zones des localisations cérébrales. Le crâne sera ouvert haut sur la crête occipitale externe, et le dispositif de drainage inséré dans le tronc cérébral, au niveau de la protubérance annulaire, juste au-dessous du quatrième ventricule et près du bulbe rachidien. De l’avis de tout le monde, c’est là le meilleur emplacement pour la valve, et cela permettra, pas tout à fait par hasard, d’écarter les lasers du siège de la raison – quoique le moindre écart du chirurgien pût endommager les centres bulbaires qui contrôlent la vasomotricité, l’activité cardiaque et d’autres fonctions essentielles. Mais Warhaftig n’est pas homme à faire un écart.
Le chirurgien jette un coup d’œil vers Shadrak.
— Tout est en ordre ?
— Tout va bien. Quand vous voudrez.
Warhaftig passe légèrement la main sur la nuque de Gengis Mao. Aucune réponse. Il le pince alors durement à la base du crâne. Le khan ne réagit pas davantage. Il est sous anesthésie locale – administrée, comme à l’ordinaire, par sonipuncture.
— Maintenant, fait Warhaftig. Allons-y.
Il pratique la première incision.
Gengis Mao ferme les yeux – mais Shadrak sait par ses moniteurs que le khan est toujours pleinement conscient, tendu, ramassé tel un léopard méfiant sur une haute branche. La peau est repoussée, puis maintenue en place par des rétracteurs. Warhaftig s’efface devant Malin qui va inciser l’os. Le neurochirurgien n’a pas l’agilité de Warhaftig, mais il a passé trente ans à tailler dans des crânes et sait avec une précision dont son confrère ne peut avoir idée quelle marge d’erreur lui est permise. C’est fait : une fenêtre est ouverte dans la tête du khan. Dressé sur la pointe des pieds, Shadrak contemple avec une sorte de terreur fascinée le cerveau même qui conçut les théories de la dépolarisation centripète, qui accoucha du Comité révolutionnaire permanent, qui sortit l’humanité du chaos de la Guerre virale. C’est là, oui, juste à cet endroit, dans cette mystérieuse masse grise, que tout fut engendré.
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