— Comme c’est regrettable ! s’exclame-t-il. Aller vous importuner de cette manière ! Ils n’ont aucune décence, aucun sens de…
— Je n’ai pas été importuné, déclare calmement Shadrak. Cet homme était en train de mourir. Il n’avait guère le temps de se préoccuper de décence.
— Tout de même. Ennuyer un étranger en visite dans notre…
Shadrak secoue la tête.
— Ça ne fait rien. Ce qu’il voulait de moi, je n’ai pas pu le lui fournir, et à présent il est mort. J’aurais voulu l’aider. Je suis médecin, avoue-t-il en espérant que cette révélation aura l’effet adéquat.
C’est le cas.
— Ah ! s’écrie le boutiquier. Alors vous comprenez ces choses.
La sensibilité d’un docteur ne ressemble pas à celle des êtres ordinaires. Le propriétaire du magasin n’éprouve plus le moindre embarras à l’idée qu’un de ses pitoyables compatriotes ait eu le mauvais goût d’infliger sa mort à un touriste.
— Que va-t-on faire du corps ? demande Shadrak.
— Les sécuvils vont venir. Les nouvelles circulent vite.
— Je pensais que nous pourrions téléphoner.
Un haussement d’épaules.
— Les sécuvils vont venir. Ça n’a aucune importance. Le mal n’est pas contagieux, d’après ce que je sais. C’est-à-dire que nous sommes tous contaminés depuis la Guerre, mais nous n’avons rien à craindre de ceux qui présentent réellement les symptômes. Ni de leurs corps. N’est-ce pas exact ?
— Oui, c’est vrai. Shadrak lance un regard gêné en direction du mince cadavre répandu, telle une couverture qu’on rejette, sur le trottoir devant le magasin.
— Peut-être devrions-nous quand même téléphoner.
— Les sécuvils ne vont pas tarder, répète l’Indien, comme pour clore la discussion. Voulez-vous prendre le thé avec moi ? J’ai rarement l’occasion de recevoir un visiteur. Je m’appelle Bhishma Das. Vous êtes Américain ?
— Je suis né là-bas, oui. Mais je vis maintenant à l’étranger.
— Ah !
Das s’affaire derrière le comptoir, où il garde un réchaud et quelques sachets de thé. Son indifférence à l’égard du cadavre sur le trottoir continue d’attrister Shadrak ; pourtant, Das ne semble pas un homme inintelligent ou insensible. Peut-être est-ce la coutume, dans le pavillon des Traumatisés, d’accorder aussi peu d’attention que possible à ces emblèmes de la mortalité générale.
Quoi qu’il en soit, Bhishma Das ne s’est pas trompé : les sécuvils sont vite sur les lieux. Trois Noirs revêtus de l’uniforme régulier à bord d’un véhicule sombre aux allures de corbillard. Deux d’entre eux chargent le cadavre à l’arrière ; le troisième reste un long moment à observer Shadrak par la vitrine en hochant la tête avec une expression indéchiffrable et quelque peu dérangeante. Enfin, le trio regagne le véhicule et disparaît.
— Tôt ou tard, interroge Das, nous mourrons tous du pourrissement organique, n’est-il pas vrai ? Et nos enfants pareillement ? On raconte que nous sommes tous contaminés. N’est-ce pas la vérité ?
— Si, c’est exact.
Shadrak lui-même porte, mêlé à ses gènes, l’ADN meurtrier. Gengis Mao aussi.
— Naturellement, il y a l’antidote…
— L’antidote. Ah ! Croyez-vous réellement qu’il existe un antidote ?
Shadrak bat des paupières.
— En doutez-vous ?
— Je n’ai pas de connaissance certaine dans ce domaine. Le président dit qu’il y a un antidote et qu’il sera bientôt donné au peuple. Mais le peuple continue de mourir. Ah ! le thé est prêt ! Y a-t-il donc véritablement un antidote ? Je n’en ai aucune idée. Je ne sais que croire.
— Il y a un antidote, répond Shadrak en acceptant la délicate tasse de porcelaine que lui tend le marchand. Il existe bel et bien. Et un jour, il sera distribué au peuple tout entier.
— Vous êtes en mesure de l’affirmer ?
— Oui.
— Vous êtes médecin. Vous devez être au courant.
— Oui.
— Ah…, fait Bhishma en sirotant son thé.
Après une longue pause, il reprend : – Bien entendu, beaucoup d’entre nous seront morts du pourrissement avant la distribution de l’antidote. Pas seulement la génération de la Guerre, mais nos enfants également. Comment est-ce possible ? Je n’ai jamais compris cela. Ma santé est excellente, j’ai des fils robustes – et pourtant, nous aussi, nous portons ce fléau à l’intérieur de nous-mêmes ? Il dort en nous et attend son heure ? Il dort en chacun de nous ?
— En chacun de nous, confirme Shadrak.
Comment pourrait-il expliquer la chose ? S’il évoque les ressemblances de structure entre le virus du pourrissement et le matériau génétique normal de l’individu, s’il décrit la manière dont le virus libéré à l’époque de la Guerre a pu s’intégrer dans l’acide nucléique, dans le plasma germinatif proprement dit, et se mêler si intimement au patrimoine génétique humain qu’il est transmis de génération en génération en même temps que les gènes normaux, tel un colis meurtrier d’ADN qui peut exploser à tout moment, Bhishma Das pourra-t-il suivre toute son explication ? Shadrak peut-il parler du caractère inextricable de cet enchevêtrement génétique létal, de la loi inexorable qui veut qu’il s’incorpore au génotype de tout enfant conçu depuis la Guerre virale – peut-il parler de tout cela et se faire comprendre ? L’intrus responsable du pourrissement organique fait désormais partie de l’héritage humain au même titre que le gène qui garnit le cuir chevelu ou que celui qui met du calcium dans les os : dorénavant, nos tissus sont programmés dès la naissance pour se détériorer et partir en lambeaux au déclenchement d’un signal interne inconnu. Mais Bhishma Das pourrait trouver ces explications aussi déconcertantes que les rêves de Brahma. Shadrak finit par dire, après un long silence :
— Chaque individu vivant au moment où l’on a répandu le virus l’a absorbé à l’intérieur de son corps, dans la partie de son corps qui détermine les caractères qui seront transmis à ses enfants. Une fois que le virus a pénétré dans cette partie, on ne peut l’éliminer. C’est ainsi que nous passons le virus à nos enfants de la même manière que nous leur transmettons la couleur de notre peau ou de nos yeux, la texture de nos cheveux…
— Un atroce héritage. Quelle tristesse. Et l’antidote, docteur ? L’antidote nous libérerait-il de cet héritage ?
— L’antidote dont on dispose actuellement empêche le virus de produire ses effets sur le corps. Il le neutralise, le stabilise et le maintient en somme à l’état latent. Vous me suivez ?
— Oui, oui, je comprends. Il le garde au frigo !
— Pour ainsi dire. Dans l’état actuel des choses, ceux qui ont reçu l’antidote doivent prendre une nouvelle dose tous les six mois, afin de tenir le virus en échec et d’empêcher le pourrissement organique de se déclencher en eux.
— Encore un peu de thé, docteur ?
— Volontiers.
— Vous-même, vous avez reçu cet antidote ?
Shadrak réfléchit un moment avant de répondre avec quelque gêne :
— Oui, je l’ai reçu.
— Ah. Parce que vous êtes médecin. Parce qu’il faut préserver la vie de ceux qui guérissent. Je comprends. Il me semblait que vous deviez avoir reçu l’antidote. Il y a quelque chose en vous ; vous n’êtes pas comme nous. Vous ne vous éveillez pas chaque matin en vous demandant si c’est aujourd’hui que vous allez commencer à pourrir de l’intérieur. Ah ! Et un jour, nous aurons aussi cet antidote.
— Oui. Un jour. Le gouvernement travaille à l’accroissement du stock. Le mensonge laisse dans sa bouche un goût amer. J’aimerais que vous puissiez recevoir votre première injection dès aujourd’hui.
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