Tout cela fut fait.
Mais ils ne trouvèrent jamais Kubera.
Les démons étaient libres.
Nirriti était fort.
Et partout dans le monde, il y avait ceux qui se rappelaient les lunettes à double foyer, les toilettes à chasse d’eau, la pétrochimie, le moteur à combustion interne, et le jour où le soleil s’était voilé la face devant la justice du Ciel.
On entendit Vichnou affirmer que la sauvagerie avait enfin pénétré dans la Cité.
On l’appelle parfois d’un autre nom, Maitreya, Seigneur de Lumière. Après son retour du Nuage d’Or, il alla jusqu’au palais de Kama à Khaipour, où il fit des plans et reprit des forces en attendant le Jour du Yuga. Un sage dit une fois que l’on ne voit jamais le Jour du Yuga, qu’on ne le connaît que lorsqu’il est passé. Car il naît comme n’importe quel autre jour et s’écoule de même, reproduisant l’histoire du monde.
On l’appelle parfois Maitreya, Seigneur de Lumière…
Le monde est un feu sacrificiel, le soleil est son aliment, les rayons de soleil sa fumée, le jour sa flamme, les quatre points cardinaux ses cendres et ses étincelles. En ce feu les dieux offrent la loi comme libation. De cette offrande naît le roi Lune.
La pluie, ô Gautama, est le feu, l’année est son aliment les nuages sa fumée, les éclairs sa flamme, ses cendres et ses étincelles. En ce feu les dieux offrent le roi Lune comme libation. De cette offrande naît la pluie.
Le monde, ô Gautama, est le feu, la terre est son aliment, le feu sa fumée, la nuit sa flamme, la lune ses cendres, les étoiles ses étincelles. En ce feu les dieux offrent la pluie comme libation. De cette offrande provient la nourriture.
L’homme, ô Gautama, est le feu, sa bouche ouverte en est l’aliment, son souffle la fumée, sa parole la flamme, ses yeux les cendres, ses oreilles les étincelles. En ce feu les dieux offrent la nourriture comme libation. Et de cette offrande naît le pouvoir d’engendrer.
La femme, ô Gautama, est le feu, sa forme en est l’aliment, ses cheveux la fumée, ses organes la flamme, ses plaisirs les cendres et les étincelles. En cette flamme, les dieux offrent le pouvoir d’engendrer comme libation. De cette offrande naît un homme. Il vit le temps qu’il doit vivre.
Quand un homme meurt, on l’emporte pour l’offrir au feu. Ce feu devient son feu, il est alimenté de ce qui l’alimente, la fumée devient la sienne, la flamme devient sa flamme, les cendres ses cendres, les étincelles ses étincelles. En ce feu, les dieux offrent l’homme en libation. Et de cette offrande émerge l’homme dans sa splendeur radieuse.
Brihadaranyaka Upanishad (VI, ii, 9-14)
Dans un haut palais bleu aux flèches élancées, aux portes filigranées, là où la salure de l’écume marine et le cri des oiseaux de mer traversent l’air étincelant pour exciter les sens, donner vie et délices, Nirriti le Noir parlait avec l’homme qu’on lui avait amené.
— Capitaine, quel est votre nom ?
— Olvagga, Seigneur. Pourquoi avez-vous tué mon équipage ? Et pourquoi m’avoir laissé la vie sauve ?
— Parce que je voulais vous poser des questions, capitaine Olvagga.
— À quel sujet ?
— Sur bien des choses. De celles qu’un vieux capitaine au long cours peut apprendre pendant ses voyages. Ai-je toujours la maîtrise des mers du Sud ?
— Oui, plus que je ne croyais, sinon, vous ne me verriez pas ici.
— Nombreux sont ceux qui ont peur de s’y aventurer, n’est-ce pas ?
— Oui.
Nirriti alla vers une fenêtre donnant sur la mer il tournait le dos à son captif. Au bout d’un moment, il reprit la parole.
— J’ai appris que dans le Nord, le progrès scientifique est grand depuis, oh ! depuis la bataille de Keenset.
— Je l’ai entendu dire aussi. Et je sais que c’est vrai. J’ai vu une machine à vapeur. La presse à imprimer est chose courante. On fait se contracter les membres des slézards morts avec des piles galvaniques. On forge un acier de meilleure qualité. On a redécouvert le microscope et le télescope.
Nirriti se tourna vers Olvagga. Ils s’observèrent en silence.
Nirriti était un petit homme à l’œil pétillant, au sourire facile, aux cheveux noirs retenus par un cercle d’argent, au nez retroussé, et aux yeux de la même couleur que son palais. Il était toujours vêtu de noir, et son teint aurait eu besoin d’un peu de soleil.
— Pourquoi les dieux de la Cité ne peuvent-ils arrêter le progrès ?
— Je crois, si c’est cela que vous voulez entendre, Seigneur, qu’ils sont plus faibles qu’ils n’étaient. Depuis le désastre sur les bords du Védra, ils ont plus ou moins peur d’empêcher par la violence le développement du machinisme. On dit aussi qu’il y a des luttes intestines dans la Cité, entre les demi-dieux et leurs aînés. Il y a aussi cette question de la nouvelle religion. Les hommes ne craignent plus autant le Ciel qu’autrefois. Ils se défendent plus volontiers, et comme ils sont à présent mieux équipés, les dieux répugnent à les affronter.
— Alors, Sam est en train de gagner . Après tant d’années, il va les battre.
— Oui, Renfrew, je crois que c’est vrai.
Nirriti jeta un coup d’œil aux deux gardes qui flanquaient Olvagga.
— Partez, leur dit-il. Et quand ils furent sortis, il demanda : Vous me connaissez ?
— Oui, monsieur l’aumônier, car je suis Jan Olvegg, commandant de l’Étoile de l’Inde .
— Olvegg. Cela paraît presque impossible.
— C’est pourtant vrai. J’ai reçu ce corps, à présent vieux, le jour où Sam battit les Maîtres du Karma à Mahartha. J’étais là.
— Tu es un des Premiers, alors. Et… chrétien !
— De temps à autre, quand j’ai épuisé mes jurons hindis.
— Alors, fit Nirriti en posant une main sur l’épaule du capitaine, tout ton être doit se révolter devant leurs blasphèmes – leur « religion » !
— Je ne les aime guère et ils me le rendent bien.
— Je m’en doute. Mais Sam – il a fait la même chose – il s’est accommodé de ces hérésies, y a ajouté la sienne, a enterré plus profond encore la Parole de Dieu.
— Ce n’était qu’une arme, Renfrew, dit Olvegg. Rien de plus. Je suis sûr qu’il n’avait pas plus envie que toi ou moi d’être un dieu.
— C’est possible. Mais j’aurais préféré qu’il choisît une autre arme. S’il gagne, leurs âmes sont toujours perdues.
— Je ne suis pas théologien comme toi, fit le capitaine en haussant les épaules.
— Mais m’aideras-tu ? À travers les âges, je me suis construit une puissante armée. J’ai des hommes et des machines. Tu dis que nos ennemis sont affaiblis. Mes êtres sans âme – qui ne sont nés ni de l’homme ni de la femme – sont aussi sans peur. J’ai beaucoup de gondoles aériennes. Je peux atteindre leur Cité au Pôle. Je peux détruire leurs temples. Je crois que le temps approche de nettoyer le monde de cette abomination. De le purifier. La vraie foi doit renaître ! Et bientôt ! Il fautque ce soit bientôt.
— Comme je l’ai dit, je ne suis pas un théologien. Mais j’aimerais tout autant que toi voir tomber la Cité. Je t’aiderai autant que je le pourrai.
— Alors, prenons quelques-unes de leurs villes, et profanons leurs temples, pour voir quelles seront leurs réactions.
Olvegg acquiesça d’un hochement de tête.
— Tu me conseilleras, tu seras pour moi un soutien moral, dit Nirriti en inclinant la tête. Prie avec moi !
Le vieillard resta longtemps devant le palais de Kama, dans Khaipour, regardant ses colonnes de marbre. Enfin, une jeune fille eut pitié de lui et lui apporta du pain et du lait. Il mangea le pain.
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