— Bonsoir, prêtre.
— Que Kâli bénisse votre arme, guerrier.
— Merci, c’est fait.
— Vous parlez comme si vous en étiez sûr, fit le prêtre avec un sourire.
— Et c’est présomptueux de ma part ?
— Eh bien, ce n’est peut-être pas du meilleur goût.
— Néanmoins, j’ai senti sa puissance descendre sur moi tandis que je contemplais son autel.
Le prêtre frissonna.
— Malgré mes fonctions, je me passerais volontiers de cette faveur.
— Vous la craignez ?
— Disons qu’en dépit de sa magnificence, fit le prêtre, l’autel de Kâli n’est pas aussi fréquenté que ceux de Lakshmi, Sarasvatî, Shakti, Sitala, Ratri et autres déesses moins terrifiantes.
— Mais elle est plus grande que toutes celles-là.
— Et plus terrible.
— En dépit de sa force, elle n’est pas une déesse injuste.
— Quel est l’homme qui désire encore la justice quand il a passé ses vingt ans, guerrier ? fit le prêtre avec un sourire. Pour ma part, je trouve la miséricorde infiniment plus attirante. Je préférerai toujours une divinité clémente.
— C’est fort bien, mais je suis, comme vous dites, un guerrier. Ma propre nature est proche de la sienne. La déesse et moi sommes généralement d’accord sur la plupart des sujets. Et quand nous ne le sommes pas, je me rappelle qu’elle est femme.
— Je vis ici, et pourtant je ne parle pas avec cette familiarité des dieux sous ma garde.
— En public, en tout cas. Je connais les prêtres. J’ai bu avec plus d’un d’entre vous, et je sais que vous blasphémez comme le reste de l’humanité.
— Il y a un temps et un lieu pour toute chose, dit le prêtre en jetant derrière lui un regard à Kâli.
— Certes. À présent, dites-moi pourquoi l’on n’a pas nettoyé l’autel de Yama ces temps-ci ? Il est plein de poussière.
— On l’a nettoyé hier, mais tant de gens sont passés devant.
— Et pourquoi, fit l’autre en souriant, n’y a-t-il pas d’offrandes à ses pieds ni les restes des sacrifices ?
— Personne n’offre de fleurs à la Mort. Les pèlerins viennent, regardent et s’en vont. Nous autres prêtres avons toujours pensé que les deux statues étaient bien situées. Elles font un couple terrible, toutes les deux, n’est-ce pas ? La Mort et Celle qui sème la destruction.
— Un couple puissant. Mais essayez-vous de me dire que personne n’offre de sacrifice à Yama ?
— Non, personne, à part nous les prêtres, quand le calendrier des dévotions le demande, et de temps à autre un habitant de la ville, quand un être aimé est sur son lit de mort et s’est vu refuser la réincarnation. C’est tout. À part cela, je n’ai jamais vu offrir de sacrifice à Yama, simplement, sincèrement, avec bonne volonté et affection.
— Il doit en être offensé.
— Mais non, guerrier. Toute chose vivante n’est-elle pas en soi un sacrifice à la Mort ?
— Vous avez raison. Quel besoin a Yama de leur bonne volonté et de leur affection. Les offrandes sont inutiles, puisqu’il prend ce qu’il veut.
— Comme Kâli, reconnut le prêtre. Et j’ai souvent vu une justification de l’athéisme en ces deux divinités. Par malheur, elles se manifestent trop fortement en ce monde pour qu’on puisse nier leur existence. Dommage.
— Un prêtre qui croit à contrecœur ! fit le guerrier en riant. Cela me plaît. Oui, cela m’amuse. Tenez, achetez-vous un tonneau de soma, pour les sacrifices !
— Merci, guerrier. Partageriez-vous mes libations ?
— Par Kâli, j’accepte ! Mais qu’elles soient modérées.
Il accompagna le prêtre dans le bâtiment central. Ils descendirent tous deux à la cave, où le prêtre mit en perce une barrique de soma, et remplit deux gobelets.
— Bonne santé et longue vie !
— À la santé de vos deux sombres divinités, Yama et Kâli !
— Merci.
Ils avalèrent le fort breuvage et le prêtre tira deux nouveaux gobelets.
— Pour vous réchauffer la gorge, la nuit est fraîche.
— D’accord.
— Nous sommes assez contents de voir partir les voyageurs. Leurs dévotions ont enrichi le temple, mais ils ont aussi considérablement fatigué le personnel.
— Au départ des pèlerins !
— Au départ des pèlerins !
Ils trinquèrent encore.
— Je croyais que la plupart d’entre eux venaient voir le Bouddha, dit négligemment Yama.
— C’est vrai, mais ils n’ont pas tellement envie d’éveiller l’hostilité des autres dieux. Alors, avant d’aller dans le bosquet pourpre, ils leur offrent généralement des sacrifices, ou font des dons au temple pour payer des prières.
— Que savez-vous de celui qu’on appelle Tathagata et de ce qu’il enseigne ?
— Je suis un prêtre des dieux, fit l’autre en détournant la tête, et un brahmane, guerrier. Je n’ai pas envie de parler de celui-là.
— Il vous a touché aussi, alors ?
— Cela suffit ! Mes désirs vous sont connus. Ce n’est pas un sujet dont je veuille parler.
— Aucune importance. Enfin, d’ici peu, cela n’aura aucune importance. Merci pour le soma. Et bonsoir, prêtre.
— Bonsoir, guerrier. Que les dieux vous sourient et éclairent votre chemin.
— Le vôtre aussi.
Yama remonta de la cave, sortit du temple, et traversa la ville.
Quand il arriva devant le bosquet pourpre, il y avait trois lunes dans les cieux, de petits feux de camp derrière les arbres, une pâle lumière dans le ciel au-dessus de la ville. Une brise fraîche et porteuse d’humidité faisait frémir les arbres autour de lui.
Silencieux, il entra dans le bosquet.
Dans la clairière illuminée, il vit en face de lui des rangées et des rangées d’hommes assis immobiles. Chacun portait une robe jaune, avec un capuchon jaune rabattu sur les yeux. Il y en avait des centaines et pas un ne parlait.
Il alla vers celui qui était le plus proche de lui.
— Je suis venu voir Tathagata le Bouddha.
L’homme ne parut pas l’entendre.
— Où est-il ?
L’homme resta muet.
Yama se pencha, regarda les yeux mi-clos du moine ; on eut dit que l’autre était endormi.
Alors il parla à voix haute, pour que tout le groupe l’entende.
— Je suis venu voir Tathagata le Bouddha, où est-il ?
Il eut tout aussi bien pu s’adresser à un champ couvert de pierres.
— Croyez-vous réussir à le cacher ainsi ? Croyez-vous que je n’arriverai pas à le découvrir au milieu de vous parce que vous êtes nombreux, tous vêtus de même ? Croyez-vous qu’il suffise de ne pas répondre ?
On n’entendit que les soupirs du vent passant dans les arbres derrière les moines. Les lumières vacillèrent, les frondes pourpres frémirent.
— Vous avez peut-être raison, fit Yama en riant. Mais il vous faudra bien bouger à un moment ou l’autre, si vous voulez continuer à vivre. Et je peux attendre aussi longtemps que quiconque.
Il s’assit alors par terre, s’adossa à l’écorce bleue d’un grand arbre, sa bonne lame en travers de ses genoux.
Il fut immédiatement envahi par une sorte de somnolence. Sa tête s’inclina vers sa poitrine, il la releva plusieurs fois brusquement. Puis son menton toucha une dernière fois sa cape, et il se mit à ronfler.
Il marchait sur une grande plaine bleu-vert, les herbes se courbaient pour lui faire un sentier, au fur et à mesure qu’il avançait. Au bout de ce sentier se dressait un gros arbre, comme il n’en pousse point ici-bas, un arbre qui tenait le monde en ses racines, et dont les branches portaient ses feuilles jusque parmi les étoiles.
À son pied se tenait un homme, assis jambes croisées, un léger sourire aux lèvres. Il savait que cet homme était le Bouddha. Il s’approcha et se tint immobile devant lui.
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