L’autre secoua la tête, s’adossa au mur. Il prit la petite corde rouge, l’enroula autour de ses doigts, de son poignet, la caressa.
— Elle est sacrée, dit-il.
— Il semble qu’elle le soit.
— Vous savez à quoi elle sert ?
— Bien entendu.
— Alors pourquoi ne ferez-vous rien ?
— Je n’ai aucun besoin de bouger ni d’agir. Tout vient à moi. S’il y a quelque chose à faire, vous le ferez.
— Je ne comprends pas.
— Je sais aussi cela.
L’homme resta un moment les yeux fixés sur les ombres du plafond.
— Je vais essayer de manger à présent, déclara-t-il.
Tathagata lui donna du bouillon et du pain, qu’il réussit à avaler. Puis il but un peu d’eau et quand il eut terminé, il haletait.
— Vous avez offensé le Ciel, dit-il.
— J’en ai conscience.
— Et vous avez porté atteinte à la gloire de la déesse, dont la suprématie dans cette ville n’a jamais été contestée.
— Je le sais.
— Mais je vous dois la vie et j’ai mangé de votre pain.
Tathagata ne répondit pas.
— À cause de cela, je dois violer un vœu des plus sacrés. Je ne puis vous tuer, Tathagata.
— Alors je dois ma vie au fait que vous me devez la vôtre. Nous sommes donc quittes.
— Qu’il en soit ainsi, fit Rild avec un petit rire.
— Qu’allez-vous faire, à présent que vous renoncez à votre mission ?
— Je ne le sais. Mon péché est trop grand pour me permettre de rentrer chez moi. J’ai également offensé le Ciel, et la déesse détournera son visage quand je prierai. J’ai manqué à mes engagements.
— En ce cas, restez ici. Vous aurez au moins d’autres damnés pour compagnie.
— Très bien. Car je n’ai plus rien d’autre à faire.
Il se rendormit et le Bouddha sourit.
Dans les jours qui suivirent, tandis que la fête continuait, l’Éclairé prêcha devant la foule qui venait dans le bosquet pourpre. Il parla de l’unité de toutes choses, petites et grandes, de la loi de causalité, de la naissance et de la mort, de l’illusion qu’est le monde, de l’étincelle de l’atman, de la voie du salut par le renoncement à soi et l’union avec le tout ; il parla d’accomplissement et de l’illumination, des rites des brahmanes dépourvus de sens, comparant leurs formes à un vase vide. Beaucoup l’écoutèrent, quelques-uns l’entendirent et restèrent dans le bosquet pourpre afin de prendre la robe safran de celui qui cherche la délivrance.
Chaque fois qu’il enseignait, Rild restait assis à côté de lui, vêtu de ses habits noirs et de son harnois de cuir, et ses étranges yeux noirs ne quittaient pas le visage de l’Éveillé.
Deux semaines après sa guérison, Rild rencontra le maître qui se promenait dans le bosquet tout en méditant. Il vint à ses côtés, marcha près de lui, et parla au bout d’un long moment de silence.
— Éclairé, j’ai écouté votre enseignement, oui, je l’ai bien écouté. J’ai beaucoup réfléchi à vos paroles.
Le Bouddha hocha la tête.
— J’ai toujours été religieux, déclara-t-il, sinon je n’aurais pas été choisi pour le poste que j’occupais naguère. Quand il me fut devenu impossible d’accomplir ma mission, je sentis en moi un grand vide. J’avais manqué à mes engagements envers ma déesse, et la vie n’avait plus aucun sens pour moi.
Tathagata l’écoutait en silence.
— Mais j’ai entendu vos paroles, et elles m’ont empli d’une sorte de joie. Elles m’ont montré une autre voie pour faire son salut, une voie qui me paraît supérieure à celle que je suivais auparavant.
Le Bouddha l’observait très attentivement.
— Votre voie du renoncement est sévère, et je la sens bonne. Elle convient à mes besoins. Je vous demande donc la permission d’entrer dans votre communauté, et de suivre votre chemin.
— Êtes-vous sûr que vous ne cherchez pas seulement à vous punir de ce qui pèse sur votre conscience, de ce que vous considérez comme un échec et un péché ?
— J’en suis certain. J’ai tourné et retourné en moi vos paroles, j’ai senti la vérité qu’elles contiennent. Au service de la déesse, j’ai tué plus d’hommes qu’il n’y a de frondes pourpres dans le bosquet là-bas. Sans compter les femmes et les enfants. Les mots, donc, ne m’abusent pas facilement ; j’en ai trop entendu, prononcés sur tous les tons pour supplier, discuter, maudire. Mais vos paroles m’ont ému ; et elles sont supérieures à l’enseignement des brahmanes. Je me ferais de tout cœur votre bourreau, et je tuerais pour vous vos ennemis avec une cordelette safran, une épée, une pique, ou mes mains nues, car je sais me servir habilement de toutes ces armes, ayant passé trois vies à apprendre mon art, mais je sais que telle n’est pas votre voie. La vie et la mort sont pour vous la même chose, et vous ne cherchez pas à détruire vos ennemis. Je demande donc à entrer dans votre ordre. Pour moi, la chose est moins difficile que pour d’autres. Il faut renoncer à son foyer, à sa famille, à sa lignée, à ses biens. Je n’ai rien de tout cela. Il faut renoncer à sa propre volonté, à ses désirs, ce que j’ai déjà fait. Tout ce qu’il me manque à présent, c’est une robe jaune.
— Elle est à vous, dit Tathagata, avec ma bénédiction.
Rild revêtit la robe d’un moine bouddhiste et se mit à jeûner et à méditer. Au bout d’une semaine, quand la fête touchait à sa fin, il partit en ville avec un bol à aumône, en compagnie des autres moines. Mais il ne rentra pas avec eux. Le soir vint, puis la nuit. Les cornes du temple avaient déjà lancé les dernières notes du nagaswaram, et bien des voyageurs avaient quitté la fête.
L’Éclairé marcha longtemps dans les bois, en méditant. Puis il disparut lui aussi.
Il sortit du bosquet, tournant le dos aux marais, et se dirigea vers la ville d’Alundil, dominée par des collines rocheuses, entourée de champs bleu-vert. Il entra dans Alundil, encore très animée, car les voyageurs s’en donnaient à cœur joie au milieu des dernières réjouissances, et par les rues de la ville monta vers la colline où se dressait le temple.
Il entra dans la première cour. Tout paraissait calme. Les chiens, les enfants, les mendiants étaient partis. Les prêtres dormaient. Un vendeur somnolait assis derrière son étalage, dans le bazar. Bien des autels étaient vides, on avait transporté les statues à l’intérieur. Devant plusieurs autres, des fidèles agenouillés faisaient une dernière prière.
Le Bouddha entra dans la cour intérieure. Un ascète était assis sur un tapis de prière, devant la statue de Ganêça. Il eût pu passer lui-même pour une statue, étant absolument immobile. Quatre lampes à huile à la flamme vacillante étaient encore allumées dans la cour, et leur lumière dansante servait surtout à accentuer les ombres qui enveloppaient la plupart des autels. De petites lampes votives éclairaient faiblement quelques-unes des statues.
Tathagata traversa la cour et vint en face de la haute statue de Kâli, au pied de laquelle papillotait une petite lampe. Son sourire semblait mouvant, creusé en une matière malléable, tandis qu’elle considérait l’homme debout devant elle.
Entourant sa main tendue, encerclant la pointe de son poignard, on voyait une cordelette écarlate.
Tathagata lui sourit, elle parut un instant se rembrunir.
— Il faut te résigner, ma chère, déclara-t-il, tu as perdu le premier round.
Elle parut hocher la tête affirmativement.
— Je suis fort content d’avoir atteint une telle renommée en si peu de temps, continua-t-il, mais si même tu avais réussi, ma bonne amie, cela ne t’aurait pas servi à grand-chose. C’est déjà trop tard. J’ai mis en marche quelque chose que tu ne peux plus arrêter ni détruire. Trop nombreux sont ceux qui ont entendu les antiques paroles. Tu les croyais perdues, et moi aussi. Mais nous nous trompions tous les deux. La religion grâce à laquelle tu règnes est très ancienne, déesse, mais ma protestation vient aussi d’une tradition vénérable. Traite-moi de protestataire, si tu veux, mais rappelle-toi qu’à présent je suis plus qu’un homme. Bonne nuit.
Читать дальше