Nous serrâmes la main au vieux et continuâmes la promenade. Justement, le curé sortait de son presbytère.
– Bonjour, messieurs.
– Bonjour; ah! tenez, dit Lassagne, monsieur le Curé, puisque je vous vois, je vais vous parler de ceci: ce matin, à la messe, je m’avisais que notre église se fait par trop étroite, surtout les jours de fête… Croyez-vous que nous ferions mal de penser à l’agrandir?
– Sur ce point, monsieur le Maire, je suis en plein de votre avis: vrai, les jours de cérémonie, on ne peut plus s’y retourner.
– Monsieur le Curé, je vais m’en occuper; à la première réunion du conseil municipal je poserai la question, nous la mettrons à l’étude, et si à la préfecture on veut nous venir en aide…
– Monsieur le Maire, je suis ravi et je ne peux que vous remercier.
Un moment après, nous nous heurtâmes à un gros gars qui, la veste sur l’épaule, allait entrer au café.
– C’est égal, lui dit Lassagne, il paraît, mon garçon, que tu n’es pas moisi: on dit que tu l’as secoué, le marjolet qui en contait à Madelon pour prendre ta place.
– N’ai-je pas bien fait, monsieur le Maire?
– Bravo, mon Joselet: ne te laisse pas manger ta soupe… Seulement, une autre fois, vois-tu? ne tape pas si fort.
– Allons, dis-je à Lassagne, je commence à comprendre: tu emploies la savonnette.
– Attends encore, me répondit-il.
Comme nous sortions des remparts, nous voyons venir un troupeau qui tenait tout le chemin, et Lassagne cria au pâtre:
– Rien qu’au bruit de tes sonnailles, j’ai dit: ce doit être Georges! Et je ne me suis pas trompé: le joli groupement d’ouailles! les gaillardes brebis! Mais que leur fais-tu manger? J’en suis sûr: l’une portant l’autre, tu ne les donnerais pas pour dix écus au moins…
– Ah! certes non, répliqua Georges… Je les achetai à la Foire Froide, cet hiver: presque toutes m’ont fait l’agneau, et elles m’en feront un second, m’est avis.
– Non seulement un second, mais des bêtes pareilles pourront te donner des jumeaux.
– Dieu vous entende, monsieur Lassagne!
Nous finissions à peine de causer avec le pâtre que nous vîmes venir, cahin-caha un charretier, qui avait nom Sabaton.
– Dis, Sabaton? l’interpella ainsi Lassagne, tu vas m’en croire ou non: niais avec ta charrette tu étais encore, j’estime, à une demi-lieue d’ici que j’ai deviné ton coup de fouet.
– Vraiment? monsieur Lassagne.
– Mon ami, il n’y a que toi pour faire ainsi claquer la mèche.
Et Sabaton, pour prouver que Lassagne disait vrai, décocha un coup de fouet qui nous fendit les oreilles.
Bref, en nous avançant, nous atteignîmes une vieille qui, le long des fossés, ramassait de la chicorée.
– Tiens, c’est toi, Bérengère? lui dit Lassagne en l’accostant; eh bien! par derrière, avec ton fichu rouge, je te prenais pour Téréson, la belle-fille du Cacha: tu lui ressembles tout à fait!
– Moi? oh! monsieur Lassagne, mais songez que j’ai septante ans!
– Oh! va, va, par derrière, si tu pouvais te voir, tu ne montres pas misère et l’on vendangerait avec de plus vilains paniers.
– Ce monsieur Lassagne! il faut toujours qu’il plaisante, disait la vieille en pouffant de rire. Puis se tournant vers moi, la commère me fit:
– Voyez, monsieur, ce n’est pas façon de parler, mais ce M. Lassagne est une crème d’homme. Il est familier avec tous. Il parlerait, voyez-vous, au dernier du pays, à un enfant d’un an! Aussi il y a cinquante ans qu’il est maire de Gigognan et il le sera toute sa vie.
– Eh bien! collègue, me fit Lassagne, ce n’est pas moi, n’est-ce pas? qui le lui ai fait dire. Tous, nous aimons les bons morceaux; tous nous aimons les compliments; et nous nous complaisons tous aux bonnes manières. Que ce soit avec les femmes, que ce soit avec les rois, que ce soit avec le peuple, qui veut régner doit plaire. Et voilà le secret du maire de Gigognan.
(Almanach provençal de 1883.)
CHAPITRE XIV: LE VOYAGE AUX SAINTES-MARIES
La caravane de Beaucaire. – Le charretier Lamouroux. – Les rouliers de Provence. – Alarde la folle. – La Camargue en pataugeant. – Les filles sur le dos. – La Mecque du golfe. – La descente des chasses, – Le retour par Aigues-Mortes.
J’avais toute ma vie ouï parler de la Camargue et des Saintes-Maries et de leur pèlerinage, mais je n’y étais jamais allé. Au printemps de cette année-là (1855), j’écrivis à l’ami Mathieu, toujours prêt pour les excursions: «Veux- tu venir avec moi aux Saintes?»
«Oui,» me répondit-il. L’on se donna rendez-vous à Beaucaire, au quartier de la Condamine, d’où tous les ans, le 24 mai, partait une caravane pour les Saintes-Maries de la Mer; et avec une multitude de femmes, de jeunes filles, d’enfants, d’hommes du peuple, tassés sur des charrettes, un peu après minuit nous nous mîmes en route. Je vous laisse à penser si les carrioles avaient leur charge: nous étions sur la nôtre quatorze pèlerins.
Le brave charretier, un nommé Lamouroux, de ces Provençaux diserts qui ne sont entrepris sur rien, nous fit placer devant, assis sur le brancard et les jambes pendantes. Lui, la moitié du temps, à la gauche de sa bête, tout en battant du feu pour allumer sa pipe, nous marchait côte à côte et le fouet sur la nuque. Lorsqu’il était fatigué, il se nichait dans un siège suspendu devant la roue et que les charretiers nomment porte-fainéant.
Derrière moi, embéguinée dans sa mante de laine, il y avait une jeunesse qu’on appelait Alarde et qui, sur un matelas blottie avec sa mère, me tenait ses pieds dans le dos. Mais n’ayant pas fait encore connaissance avec nos voisines, qui entre elles babillaient, nous causions, Mathieu et moi, avec le charretier.
– Ainsi, vous autres, d’où êtes-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion? commença maître Lamouroux.
Nous répondîmes:
– De Maillane.
– Ho! vous n’êtes donc pas de loin… Je l’avais bien vu à votre parler. Charretier de Maillane verse en pays de plaine.
– Mais pas tous, mon bonhomme.
– Allons, fit Lamouroux, c’est un dicton pour plaisanter… Et tenez, j’ai connu, quand j’allais sur la route, un roulier de Maillane qui était équipé, vraiment, comme saint Georges: on l’appelait l’Ortolan.
– Vous parlez de quelques années!
– Ah! messieurs, je vous parle de l’époque du roulage, avant, que les mangeurs, avec leurs chemins de fer, nous eussent tous ruinés. Je vous parle, moi, de quand la foire de Beaucaire était dans sa splendeur, de quand la première tartane qui arrivait à la foire gagnait la prime du mouton dont la peau était pendue par les mariniers vainqueurs au bout du grand mât du navire; je vous parle, moi, de quand les chevaux de halage étaient insuffisants pour remonter sur le Rhône les monceaux de marchandises qui à Beaucaire se vendaient, et du temps où les charretiers, – vous ne vous en souvenez pas, vous qui êtes jeunes, – les rouliers, les voituriers, qui baffaient les grandes routes et s’en croyaient les maîtres, faisaient claquer leur fouet de Marseille à Paris et de Paris à Lille en Flandre!
Et Lamouroux, une fois lancé sur le chapitre du roulage, pendant qu’au clair de lune sa bête cheminait tout doux, nous en tint de taillé jusqu’au lever du soleil.
– Ah! disait-il, il fallait voir, vers le Pont de Bon-Pas ou à la Viste de Marseille, sur ce grand chemin de vingt-quatre pas de large, il fallait voir ces files de charrettes chargées, de carrioles bâchées, de haquets bien garrottés, lesquels se touchaient tous, ces rangées d’attelages superbes, équipages de trois, de quatre, de six bêtes, qui descendaient sur Marseille ou qui montaient sur Paris, charriant le blé, le vin, les poches d’avoine, les ballots de morues, les barils d’anchois ou les pains de savon, cahin-caha, bredi-breda, et à la garde de Dieu, comme disaient alors les lettres de voiture!
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