Les otages étaient détenus par groupes de deux : Thierry Dol avec Daniel Larribe, Pierre Legrand avec Marc Féret. « Les accrochages avec nos geôliers étaient fréquents, poursuit Marc. Certains, par bêtise et sadisme, s’amusaient à nous réveiller en plaquant le métal froid de leur kalachnikov sur notre front. » La nourriture ? Frugale : « Un peu de farine mélangée à de l’eau la plupart du temps, parfois du riz, des pâtes, de mauvais morceaux de viande de chèvre, de mouton ou de chameau. » Le confort ? Inexistant : « Nous dormions à même le sol. » Comment ne pas devenir fou ? Réponse de Marc : « Je me suis dit : “Il faut que je vive, je ne vais pas rester sous un arbre vingt-quatre heures sur vingt-quatre.” Otage d’AQMI, ça ne laisse pas beaucoup de marge de manœuvre, mais je disposais d’un peu de liberté. Comme j’ai des notions de mécanique, je leur ai demandé si je pouvais m’occuper des voitures. J’ai nettoyé les injecteurs. Petit à petit, j’ai pris l’habitude de bricoler leurs pick-up. »
Marc me raconte aussi : « J’ai été autorisé à écouter RFI, j’ai su que nous avions changé de président en France. Nous vivions l’enfer à cause d’Abou Zeid, mais je lui concède — et je n’ai pas le syndrome de Stockholm ! — de toujours avoir été honnête avec nous. Ils ne nous ont jamais donné de fausses informations pour nous faire tenir le coup… » La reconstruction des otages est lente et pénible. Certains tournent définitivement la page, d’autres ont besoin de creuser les questions qui sont restées sans réponse. « À Paris, des gens ont pris la décision de nous faire pourrir un an et demi de plus là-bas alors que le vieux [Abou Zeid] était d’accord pour nous faire sortir ! » On va voir, hélas, qu’il a raison…
De son côté, Thierry Dol est resté mille cent trente-neuf jours aux mains d’AQMI, dans ce désert brûlant qui ressemble à la planète Mars. Les conditions de captivité de Thierry et Daniel Larribe étaient différentes de celles de Marc Féret et Pierre Legrand. « Nous étions la plupart du temps attachés, les yeux bandés, vivant et dormant à même le sol, a détaillé Thierry Dol dans Le Parisien [23] Le Parisien, 28 décembre 2015.
. Ils nous traitaient comme des esclaves, nous assignaient des corvées. Le plus dur pour moi était d’accepter cet état de soumission. Nous avons subi les menaces, les tortures, les simulacres d’exécution, où les geôliers tirent juste au-dessus de votre tête. Nous avions droit à deux litres d’une eau maculée de gazole par jour sous soixante degrés. La journée, nous étions assis dehors sous des arbres aux branches décharnées. Nous cherchions le moindre centimètre d’ombre en fonction des mouvements du soleil pour ne pas mourir déshydratés. »
Thierry Dol et Daniel Larribe ont fait une tentative d’évasion en février 2012. « Il fallait mettre un terme à ce cauchemar, explique Thierry. Je me disais : “Au bout, il y aura la liberté ou la mort, mais l’essentiel, c’est que cette situation s’arrête.” Pendant deux mois, nous avons stocké des restes de nourriture dans des vêtements. Nous avons aussi laissé des indices pour faire croire à un départ dans une direction, alors que nous allions en prendre une autre. Nous avons marché de nuit trente kilomètres pendant deux jours, jusqu’à rencontrer un chamelier dont le fils nous a dénoncés. » Ils ont pris des risques immenses. Abou Zeid était sans doute fou de rage. Je sais pourtant d’une source très proche qu’il ne les a pas punis. Le chef d’AQMI, qui trouvait les deux hommes courageux, a même adouci les conditions de leur détention par la suite.
Les otages ont souffert pendant leur captivité, mais d’une certaine manière — certains l’admettent — ils évoluaient dans une forme de présent, d’action. La douleur des familles de leur côté, sevrées d’informations, et donc promptes à imaginer le pire, ressemblait à un cauchemar où le temps s’arrête. Les proches, les amis ont été passés à la lessiveuse, rincés, essorés, épuisés nerveusement. Pendant trois ans, ils ont oscillé entre secret espoir et inquiétude dévorante. « Je suis suspendue aux informations », confiait Marie-Jo Dol, la mère de Thierry, son fils unique âgé d’une trentaine d’années. Même souffrance pour Françoise Larribe après sa libération, plongée dans l’attente anxieuse de celle de Daniel, son mari. Elle aussi a eu le triste privilège de regarder Abou Zeid dans les yeux. « Je l’ai vu deux fois, se souvient-elle. Il ne m’a rien dit, ce genre d’homme ne s’adresse pas directement à une femme. »
Pendant toute la période où j’ai négocié la libération des otages, AQMI et ses alliés avaient le contrôle militaire du nord du Mali. La situation a évolué en janvier 2013, avec l’opération Serval. Les troupes françaises, épaulées par des militaires africains, se sont déployées au sol. Tombouctou, Gao, les villes tenues par les rebelles islamistes ont été prises d’assaut et sont tombées presque sans combats. Puis l’armée française a entamé sa progression vers le nord, en direction de l’Adrar des Ifoghas.
Le 22 février 2013, Abou Zeid, localisé semble-t-il grâce à des interceptions téléphoniques, a été tué avec de nombreux membres de sa brigade — la katiba Tarik Ibn Ziyad —, probablement à la suite d’un raid aérien français. Pour les proches des otages, qui dans le registre de l’angoisse ne pensaient pourtant pas pouvoir franchir un palier supplémentaire, la tension a monté encore d’un cran. « Nous traversons des heures terribles, confiait, épuisée, Marie-Jo Dol. Nous sommes devant l’ordinateur avec mon mari et nous attendons. Nous en sommes malades… » Même cette femme, très croyante, qui jusqu’alors s’était efforcée de rester positive, n’avait plus la force de faire passer un message d’espoir : « C’est très dur, nous vivons de mauvais, très mauvais moments. Nous sommes ses parents, nous le savons là-bas et nous ne pouvons rien faire. Juste attendre… »
Le raid dans lequel Abou Zeid et une quarantaine de ses hommes ont péri dans le massif des Ifoghas a-t-il mis en péril la vie des otages ? Je me souviens qu’une rumeur selon laquelle les autorités françaises s’apprêtaient à demander des éléments d’ADN aux familles a affolé les proches, suspendus à Internet. L’information, formellement démentie par le Quai d’Orsay quelques heures plus tard, aura cependant eu le temps de mettre leurs nerfs un peu plus à vif. « J’ai eu peur que ce soit une stratégie de communication, une façon de nous préparer à une terrible nouvelle… », souffle l’ami d’un otage, exténué « par la tension et les montées d’adrénaline à répétition ».
Aujourd’hui, je sais les heures terribles par lesquelles sont passés les otages, les souffrances endurées par leurs familles et leurs proches. Je connais les cicatrices encore ouvertes, dont certaines ne se refermeront peut-être jamais. Je suis d’autant plus triste, et en colère, qu’une partie de ce calvaire leur était évitable. Car la vérité, c’est que les quatre derniers otages auraient pu — auraient dû — être libérés plus tôt. Beaucoup plus tôt. C’est l’histoire que je veux vous raconter pour finir.
5
Le monde merveilleux des négociations d’otages
Paris, Genève, 2015. Si les choses avaient suivi leur cours normalement, je n’aurais jamais été amené à raconter ma vie. Je n’aurais jamais été conduit à dévoiler les coulisses de la libération des otages détenus dans le Sahel. Jamais ! Car, très franchement, l’exercice qui consiste à médiatiser ma carrière est douloureux pour moi. Parler en pleine lumière, ce n’est pas dans la culture de mon service. J’ai l’impression de le trahir et de me trahir en même temps. Toute ma vie, le silence a été ma règle d’or. Ma loi d’airain. Mais il se trouve que mon succès dans le premier « dossier » des otages a aiguisé les appétits…
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