J’ai connu message d’adieu plus chaleureux, mais je n’ai pas l’intention de m’effondrer. Silencieux, toujours au garde-à-vous, je laisse Perrin tenter de m’humilier en vain. Le vieux colonel peste et vocifère pour faire mal, je vois ses lèvres se désarticuler mais je n’écoute déjà plus ses remarques vexatoires. Je pense à ce qui m’attend bientôt au SA. Je suis officiellement rayé de la liste des cadres du régiment, une autre vie commence.
Adieu Mont-de-Marsan, bonjour le service Action. Le rêve d’une courte vie. Je vais intégrer la grande maison des services secrets, m’engager pour ma patrie à ma façon… Espion, une carrière sûrement dangereuse, mais qui fait la part belle à l’audace et aux initiatives, celle dont j’ai toujours rêvé. Il est encore trop tôt pour que je puisse le savoir, mais deux lois gouvernent les missions des soldats d’élite que je m’apprête à rejoindre : la réalité dépasse toujours la fiction ; la raison d’État l’emporte sur tout le reste. À bon entendeur, salut !
DEUXIÈME PARTIE
Le 11 eChoc
Le service Action, pour moi le Saint des Saints. Une unité militaire secrète française placée sous le commandement opérationnel de la Direction des opérations (DO), au sein de la DGSE, l’équivalent français de la CIA. Le SA est chargé de la planification et de la mise en œuvre des opérations clandestines armées. En clair, contrairement aux opérations spéciales menées par des unités plus classiques, le SA conduit des actions qui ne sont pas revendiquées, ni revendicables par le gouvernement français.
Il est devenu courant de voir à la télévision des intervenants adoptant un air grave et utilisant des termes énigmatiques qui les assimilent immédiatement à des spécialistes de la chose : opérations « homo » (homicides) ou « arma » (sabotage, destruction de matériel), section Alpha (unité chargée des assassinats ciblés), HC (« honorable correspondant »), « boîte aux lettres morte », « officier traitant », « légendes », « couvertures » et « identités fictives » sont les mots de code de ce monde à part et inaccessible. La totalité des informations concernant cette unité sont classées secret-défense et, sauf exception, ni la présidence de la République ni le ministère de la Défense ne commentent ses opérations. Les agents du SA sont protégés par l’État et ses grands serviteurs. À ce niveau de risque il n’y a pas de querelles, ni de jalousies. L’agent du SA travaille souvent seul et s’expose lourdement car le meilleur moyen de ne pas être vu consiste souvent à se montrer et dès lors à s’exposer. Les soldats du SA sont donc prêts à mourir pour la patrie dans l’anonymat le plus complet. Ce code moral non écrit est légitime à ce niveau de responsabilité. L’agent prend des risques inconsidérés pour protéger un État qui le protège en retour… enfin, normalement !
L’éventail des missions est infini. Oui, réellement infini dans la mesure où le SA réalise ce que les unités de l’armée française ne peuvent pas réaliser, car elles n’en ont pas la capacité, le savoir-faire ou simplement le droit : reconnaissance clandestine, franchissement de lignes, pénétration de dispositifs, sabotage, destruction de matériel, libération d’otages, exfiltration de personnels — agents, personnalités, ex-otages, etc. — , mais aussi contre-terrorisme, neutralisation d’individus identifiés comme des « cibles internationales », guidage d’avions, protection de sites ou de personnalités, identification des risques, étude de situation. Voilà pour les actions les plus courantes. Le reste concerne tout ce qui n’est pas conventionnel et correspond à un besoin stratégique, souvent politique. Ce peut être une action d’ordre militaire ou alors une action de diplomatie clandestine parallèle se situant dans un cadre ou auprès de personnes tellement inaccessibles pour des fonctionnaires des Affaires étrangères qu’il est indispensable de faire appel à d’autres solutions…
Oui, la surprise est toujours au rendez-vous. Là où les règles internationales n’ont plus cours et où la morale ne s’aventure pas, il est souvent nécessaire, pour un grand pays comme la France, d’intervenir pour que le pire ne voie jamais le jour, pour que des massacres soient évités, pour que des horreurs n’adviennent jamais.
Malheureusement, pour toutes les missions réussies qui resteront à jamais lettre morte, des conflits éclatent malgré tous les efforts consentis, se transforment en crises ou en guerres et font des victimes. D’une certaine façon, ce sont des échecs. Certaines missions sont encore moins « avouables » vis-à-vis de l’opinion publique : conseil opérationnel à des dictatures, soutien à des rébellions, assassinat de terroristes et appui à des régimes amis politiquement sensibles.
Le SA est un service « sous-marin » qui croise en profondeur, dans les eaux troubles où la France n’est plus uniquement le pays des droits de l’homme, dans ces limbes où seule la raison d’État l’emporte. Les espions du 11 sont des combattants spécialisés. Ils livrent des guerres secrètes et souterraines et savent mieux que quiconque ce que signifie la formule selon laquelle « la France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts ».
Face à la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale en 2013, Erard Corbin de Mangoux, directeur de la DGSE à l’époque, maintient une ligne de défense pleine de vertu : « La DGSE dispose d’une capacité d’action clandestine et d’entrave. Cette dernière vise à empêcher la survenance d’un événement non désiré par tout moyen, y compris militaire. Le service est soucieux du respect de la légalité, et je m’attriste des allégations de la presse lorsqu’elle nous qualifie de “barbouzes”. Nous sommes des agents de l’État agissant sous les ordres de l’autorité politique pour la défense des intérêts de la République [3] « Audition du préfet Erard Corbin de Mangoux », 20 février 2013, Assemblee-nationale.fr .
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Cette version officielle, parfaitement calibrée pour satisfaire les responsables politiques, amuse certains vétérans du service. Et pourtant il n’y a rien de plus exact. Oui, le SA est toujours en dehors des cadres normaux, voire légaux. Les combattants du 11 agissent dans la clandestinité non pas par plaisir mais pour retrouver et neutraliser ceux qui travaillent laborieusement, en sous-main, dans le plus grand secret, en usant de la plus intelligente des mauvaises fois pour détruire les cadres qui régissent nos démocraties, nos républiques, nos cultures… Pour combattre un terroriste, il faut être soi-même un terroriste, mais un terroriste au service de la Nation. Alors, oui, on peut être profondément respectueux de la légalité et devoir en sortir pour trouver ses ennemis et ainsi mieux défendre le droit.
Les combattants spécialisés du 11 agissent non seulement dans la clandestinité mais fréquemment dans des conditions dangereuses, au péril de leur vie. Ils ont des savoir-faire de commandos, de forces spéciales, et aussi de terroristes, de guérilleros. Ils savent se fondre dans un milieu, se transformer, se camoufler, s’adapter. Ils savent se défendre à mains nues, connaissent toutes les armes existantes, peuvent saboter et détruire par des moyens de fortune. Il n’y a pas de cadre rigide de formation car il n’y a pas de cadre rigide d’emploi. Le combattant spécialisé s’adapte à un ennemi en perpétuelle évolution, en perpétuelle transformation, en perpétuelle adaptation.
« Qui ose gagne », c’est la devise du service Action. « Qui ose gagne », la promesse s’est réalisée. Ma prise d’initiative et ma persévérance m’ouvrent les portes du SA. Je suis invité à prendre la direction du Sud, précisément du centre parachutiste d’instruction spécialisée de Perpignan, le 11 eChoc. Le cadre est solennel, une ancienne citadelle austère au pied des montagnes catalanes.
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