Les Mille Et Une Nuits Tome III

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Abou-Hassan commença à se verser du vin le premier et en versa ensuite au calife. Ils burent chacun cinq ou six coups en s’entretenant de choses indifférentes. Quand le calife vit que Abou-Hassan commençait à s’échauffer, il le mit sur le chapitre de ses amours, et lui demanda s’il n’avait jamais aimé.

«Mon frère, répondit familièrement Abou-Hassan, qui croyait parler à son hôte comme à son égal, je n’ai jamais regardé l’amour, ou le mariage, si vous voulez, que comme une servitude à laquelle j’ai eu toujours de la répugnance à me soumettre; et jusqu’à présent je vous avouerai que je n’ai aimé que la table, la bonne chère et surtout le bon vin; en un mot, qu’à me bien divertir et à m’entretenir agréablement avec des amis. Je ne vous assure pourtant pas que je fusse indifférent pour le mariage ni incapable d’attachement si je pouvais rencontrer une femme de la beauté et de la belle humeur de celles que je vis en songe cette nuit fatale que je vous reçus ici la première fois, et que, pour mon malheur, vous laissâtes la porte de ma chambre ouverte, qui voulût bien passer les soirées à boire avec moi, qui sût chanter, jouer des instruments et m’entretenir agréablement, qui ne s’étudiât enfin qu’à me plaire et à me divertir: je crois, au contraire, que je changerais toute mon indifférence en un parfait attachement pour une telle personne, et que je croirais vivre très-heureux avec elle. Mais où trouver une femme telle que je viens de vous la dépeindre, ailleurs que dans le palais du commandeur des croyants, chez le grand vizir Giafar, ou chez les seigneurs de la cour les plus puissants, à qui l’or et l’argent ne manquent pas pour s’en pourvoir? J’aime donc mieux m’en tenir à la bouteille: c’est un plaisir à peu de frais qui m’est commun avec eux.» En disant ces paroles, il prit sa tasse et il se versa du vin. «Prenez votre tasse, que je vous en verse aussi, dit-il au calife, et continuons de goûter un plaisir si charmant.»

Quand le calife et Abou-Hassan eurent bu: «C’est grand dommage, reprit le calife, qu’un aussi galant homme que vous êtes, qui n’est pas indifférent pour l’amour, mène une vie si solitaire et si retirée.

«- Je n’ai pas de peine, repartit Abou-Hassan, à préférer la vie tranquille que vous voyez que je mène, à la compagnie d’une femme qui ne serait peut-être pas d’une beauté à me plaire, et qui d’ailleurs me causerait mille chagrins par ses imperfections et par sa mauvaise humeur.»

Ils poussèrent entre eux la conversation assez loin sur ce sujet, et le calife, qui vit Abou-Hassan au point où il le désirait: «Laissez-moi faire, lui dit-il; puisque vous avez le bon goût de tous les honnêtes gens, je veux vous trouver votre fait, et il ne vous en coûtera rien. À l’instant il prit la bouteille et la tasse d’Abou-Hassan, dans laquelle il jeta adroitement une pincée de la poudre dont il s’était déjà servi, lui versa une rasade, et en lui présentant la tasse: «Prenez, continua-t-il, et buvez d’avance à la santé de cette belle qui doit faire le bonheur de votre vie: vous en serez content.»

Abou-Hassan prit la tasse en riant, et en branlant la tête: «Vaille que vaille, dit-il, puisque vous le voulez, je ne saurais commettre une incivilité envers vous ni désobliger un hôte de votre mérite pour une chose de si peu de conséquence; je vais donc boire à la santé de cette belle que vous me promettez, quoique, content de mon sort, je ne fasse aucun fondement sur votre promesse.»

Abou-Hassan n’eut pas plutôt bu la rasade qu’un profond assoupissement s’empara de ses sens, comme les deux autres fois, et le calife fut encore le maître de disposer de lui à sa volonté. Il dit aussitôt à l’esclave qu’il avait amené de prendre Abou-Hassan et de l’apporter au palais. L’esclave l’enleva, et le calife, qui n’avait pas dessein de renvoyer Abou-Hassan comme la première fois, ferma la porte de la chambre en sortant.

L’esclave suivit avec sa charge, et quand le calife fut arrivé au palais, il fit coucher Abou-Hassan sur un sofa dans le quatrième salon d’où il l’avait fait reporter chez lui, assoupi et endormi, il y avait un mois. Avant de le laisser dormir, il commanda qu’on lui mît le même habit dont il avait été revêtu par son ordre pour lui faire faire le personnage du calife: ce qui fut fait en sa présence. Ensuite il commanda à chacun de s’aller coucher, et ordonna au chef et aux autres officiers des eunuques, aux officiers de la chambre, aux musiciennes et aux mêmes dames qui s’étaient trouvées dans ce salon lorsqu’il avait bu le dernier verre de vin qui lui avait causé l’assoupissement, de se trouver sans faute le lendemain à la pointe du jour à son réveil, et il enjoignit à chacun de bien faire son personnage.

Le calife alla se coucher après avoir fait avertir Mesrour de venir l’éveiller avant qu’on entrât dans le salon, afin qu’il se plaçât dans le même cabinet où il s’était déjà caché.

Mesrour ne manqua pas d’éveiller le calife précisément à l’heure qu’il lui avait marquée. Il se fil habiller promptement et sortit pour se rendre au salon où Abou-Hassan dormait encore. Il trouva les officiers des eunuques, ceux de la chambre, les dames et les musiciennes à la porte, qui attendaient son arrivée. Il leur dit en peu de mots quelle était son intention, puis il entra et alla se placer dans le cabinet fermé de jalousies. Mesrour, tous les autres officiers, les dames et les musiciennes entrèrent après lui et se rangèrent autour du sofa sur lequel Abou-Hassan était couché, de manière qu’ils n’empêchaient pas le calife de le voir et de remarquer toutes ses actions.

Les choses ainsi disposées, dans le temps que la poudre du calife eut fait son effet, Abou-Hassan s’éveilla sans ouvrir les yeux et il jeta un peu de pituite, qui fut reçue dans un petit bassin d’or, comme la première fois. Dans ce moment, les sept chœurs de musiciennes mêlèrent leurs voix touchantes au son des hautbois, des flûtes douces et des autres instruments, et firent entendre un concert très-agréable.

La surprise d’Abou-Hassan fut extrême quand il entendit une musique si harmonieuse. Il ouvrit les yeux, et elle redoubla lorsqu’il aperçut les dames et les officiers qui l’environnaient et qu’il crut reconnaître. Le salon où il se trouvait lui parut le même que celui qu’il avait vu dans son premier rêve. Il y remarquait la même illumination, le même ameublement et les mêmes ornements.

Le concert cessa afin de donner lieu au calife d’être attentif à la contenance de son nouvel hôte et à tout ce qu’il pourrait dire dans sa surprise. Les dames, Mesrour et tous les officiers de la chambre, en gardant un grand silence, demeurèrent chacun dans leur place avec un grand respect. «Hélas! s’écria Abou-Hassan en se mordant les doigts et si haut que le calife l’entendit avec joie, me voilà retombé dans le même songe et dans la même illusion qu’il y a un mois! Je n’ai qu’à m’attendre encore une fois aux coups de nerf de bœuf, à l’hôpital des fous et à la cage de fer. Dieu tout-puissant, ajouta-t-il, je me remets entre les mains de votre divine providence. C’est un malhonnête homme que j’ai reçu chez moi hier au soir qui est la cause de cette illusion et des peines que j’en pourrai souffrir. Le traître et le perfide qu’il est, m’avait promis avec serment qu’il fermerait la porte de ma chambre en sortant de chez moi; mais il ne l’a pas fait, et le diable est entré, qui me bouleverse la cervelle par ce maudit songe de commandeur des croyants et par tant d’autres fantômes dont il me fascine les yeux. Que Dieu te confonde, Satan, et puisses-tu être accablé sous une montagne de pierres!»

Après ces dernières paroles, Abou-Hassan ferma les yeux, et demeura recueilli en lui-même, l’esprit fort embarrassé. Un moment après il les ouvrit, et en les jetant de côté et d’autre sur tous les objets qui se présentaient à sa vue: «Grand Dieu! s’écria-t-il encore une fois avec moins d’étonnement et en souriant, je me remets entre les mains de votre providence, préservez-moi de la tentation de Satan.» Puis en refermant les yeux: «Je sais, continua-t-il, ce que je ferai: je vais dormir jusqu’à ce que Satan me quitte et s’en retourne par où il est venu, quand je devrais attendre jusqu’à midi.»

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