En 2008, munie d’une déclaration de perte ou de vol, la « fausse » Anna se présente à la mairie pour faire refaire son passeport et sa carte d’identité. Dès lors, l’illusion est parfaite. « Anna » détient de véritables papiers avec sa propre photo et habite pleinement une identité qui n’est pas la sienne. Bien qu’elle possède un numéro de Sécurité sociale, elle est prudente et respecte sans doute scrupuleusement certaines règles : toujours payer elle-même ses consultations médicales et ses médicaments pour que la Sécu ne s’intéresse pas de trop près à elle.
Je levai la tête de mon ordinateur tandis que le serveur apportait mon plat. Je pris une gorgée d’eau et une bouchée de daurade. Deux femmes se partageant la même identité : le subterfuge mis en place par Clotilde Blondel était osé, mais suffisamment solide pour durer depuis dix ans. Notre enquête n’avait pas été vaine, pourtant, à ce stade, elle n’avait soulevé que des questions sans réponse. Je les notai à la volée sur mon écran :
— Qui est réellement « Anna » ?
— D’où proviennent les 400 000 euros trouvés chez elle ?
— Qui sont les trois corps carbonisés sur la photo ? Pourquoi « Anna » s’accuse-t-elle de leur mort ?
— Pourquoi a-t-elle disparu juste après avoir commencé à me révéler une partie de la vérité ?
— Où se trouve-t-elle à présent ?
Machinalement, je ne pus m’empêcher de composer une nouvelle fois son numéro. Pas de miracle : toujours le message d’accueil que j’avais dû subir cinquante fois depuis la veille.
C’est alors qu’une idée fusa dans mon esprit.
2.
Six ans plus tôt, alors que j’étais à New York pour des repérages, j’avais perdu mon téléphone portable dans un taxi. Je rentrais à mon hôtel après une soirée au restaurant et je ne m’étais pas aperçu tout de suite de ma gaffe. Le temps que j’en prenne conscience et que j’appelle la compagnie de taxis, il était trop tard : l’un des clients que le chauffeur avait chargés après moi avait trouvé mon portable et s’était bien gardé de le signaler. À tout hasard, je lui envoyai un SMS depuis le téléphone de mon attachée de presse. Une heure plus tard, je reçus un appel d’une personne s’exprimant dans un anglais aléatoire me proposant de me rendre mon appareil contre la somme de 100 dollars. Cédant à la facilité, j’avais accepté la proposition. Rendez-vous fut pris dans un café de Times Square, mais à peine étais-je arrivé sur les lieux que mon maître chanteur m’appelait pour me dire que le prix avait changé. Il désirait à présent 500 dollars, à lui remettre à une adresse dans le Queens. J’avais alors agi comme j’aurais dû le faire depuis le début : je racontai mon histoire aux deux premiers flics que je croisais. En quelques minutes, ils tracèrent mon portable grâce à la plate-forme de géolocalisation, arrêtèrent mon voleur et me restituèrent mon téléphone.
Pourquoi ne pas procéder de la même manière avec celui d’Anna ?
Parce qu’il est probablement éteint ou que sa batterie est déchargée…
Essaie quand même.
Mon ordinateur était toujours ouvert devant moi. Je demandai au serveur le code pour me connecter au Wi-Fi du café, puis me rendis sur le site de cloud computing du fabricant. La première étape ne posait pas de difficulté : il suffisait de rentrer son identifiant, autrement dit son adresse e-mail. J’inscrivis celle d’Anna, mais butai sur la deuxième marche : son mot de passe.
Je ne perdis pas de temps à essayer des codes au petit bonheur la chance. Ce type de truc ne marche que dans les films et les séries télé. Je cliquai sur le lien « Mot de passe oublié », qui ouvrit une nouvelle page Web m’invitant à répondre aux deux questions de sécurité qu’Anna avait paramétrées lors de la création de son identifiant.
+ Quel était le modèle de votre premier véhicule ?
+ Quel est le premier film que vous avez vu au cinéma ?
La première question était facile. Anna n’avait jamais possédé qu’une seule voiture dans sa vie : une Mini couleur « marron glacé » qu’elle avait achetée d’occasion deux ans auparavant. Même si elle ne l’utilisait pas beaucoup, elle adorait ce petit cabriolet. Chaque fois qu’elle en parlait, elle ne disait pas « la Mini » ou « le cabriolet », mais « la Mini Cooper ». C’est donc cette réponse que je tapai dans la case correspondante. Et j’étais sûr de mon coup.
Place à la seconde question.
Nous n’étions pas toujours d’accord côté cinéma. J’aimais Tarantino, les frères Cohen, Brian De Palma, les vieux thrillers et les pépites de série B. Elle préférait des trucs plus intellos, tendance Télérama : Michael Haneke, les frères Dardenne, Abdellatif Kechiche, Fatih Akın, Krzysztof Kieslowski.
Cela ne m’avançait guère : rares sont les enfants qui entament leur initiation cinématographique par Le Ruban blanc ou La Double Vie de Véronique.
Je pris le temps de la réflexion. À quel âge pouvait-on emmener ses enfants au cinéma ? Je me souvenais très bien de ma première fois : l’été 1980, Bambi , au cinéma L’Olympia, rue d’Antibes, à Cannes. J’avais six ans et j’avais prétendu avoir une poussière dans l’œil pour justifier mes pleurs au moment de la mort de la mère du faon. Salaud de Walt Disney.
« Anna » avait aujourd’hui vingt-cinq ans. Si elle avait vu son premier film à six ans, c’était en 1997. Je consultai les succès de cette année-là sur Wikipédia et un film me sauta aux yeux : Titanic . Succès planétaire. Pas mal de gamines de l’époque avaient dû tanner leurs parents pour aller voir Leo. Persuadé d’avoir trouvé, je tapai le titre du film à la vitesse de l’éclair, validai et…
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Déception. Je m’étais enflammé trop vite et, à présent, il ne me restait plus que deux essais avant que le système ne se bloque.
Sans me précipiter, je posai les choses à plat. Anna et moi n’étions pas de la même génération. Sans doute était-elle allée au cinéma avant ses six ans, mais à quel âge ?
Google. Mes doigts sur le clavier. « À quel âge emmener ses enfants au cinéma ? » Des dizaines de pages s’affichèrent. Essentiellement des forums consacrés à la famille et des magazines féminins. Je parcourus les premiers sites. Un consensus semblait se dégager ; deux ans, c’était trop tôt, mais on pouvait tenter le coup à trois ou quatre ans.
Retour à Wikipédia. 1994. Anna a trois ans et ses parents l’emmènent voir… Le Roi Lion , le plus gros succès pour enfants de cette année-là.
Nouvel essai… et nouvel échec.
Bordel ! L’horizon s’obscurcissait. Plus de droit à l’erreur. Je m’étais fait des illusions. Le jeu paraissait facile, mais il y avait trop de possibilités, trop de paramètres à prendre en compte. Jamais je ne parviendrais à récupérer le mot de passe d’Anna.
Un dernier essai pour la gloire. 1995. Anna a quatre ans. Je fermai les yeux pour essayer de me l’imaginer à cet âge. Une petite fille apparut dans mon esprit. Peau mate, traits fins, regard émeraude presque translucide, sourire timide. C’est la première fois qu’elle va au cinéma. Et ses parents l’emmènent voir… Nouveau coup d’œil à l’encyclopédie en ligne. Cette année-là, c’est le génial Toy Story qui a écrasé le box-office. Je tapai la réponse et posai le doigt sur la touche pour valider. Avant d’appuyer, je fermai les yeux une dernière fois. La petite fille était toujours là. Nattes noires, salopette en jean, sweat-shirt coloré, chaussures immaculées. Elle est contente. Parce que ses parents l’emmènent voir Toy Story ? Non, ça ne cadrait pas avec la Anna que je connaissais. Je revins en arrière et relançai le film. Noël 1995. Anna a presque cinq ans. C’est la première fois qu’elle va au cinéma et c’est elle qui a choisi le film. Parce qu’elle est déjà intelligente et indépendante. Elle sait ce qu’elle veut. Un beau dessin animé dans lequel elle pourra s’identifier à l’héroïne et apprendre des choses. À nouveau je parcourus la liste des succès de l’année, guettant la voix intérieure de la petite fille. Pocahontas . La fille de la tribu des Powhatans à qui les dessinateurs de Disney avaient donné les traits de Naomi Campbell. Un frisson me transperça. Avant même de valider la réponse, je fus persuadé d’avoir trouvé. J’entrai les dix lettres magiques et une nouvelle page Web apparut me permettant de reconfigurer le mot de passe. Yes ! Cette fois, c’était la bonne. Je lançai l’application de géolocalisation du téléphone et, au bout de quelques secondes, un point bleu pâle clignota sur mon écran.
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