— Je vous promets que je ne chercherai pas à l’interroger, je veux seulement savoir si…
Malika pointa son index vers la forêt.
— C’est elle, là-bas, dans le fauteuil. Anna Becker.
Caradec mit sa main en visière pour se protéger de la luminosité. Assise dans un fauteuil électrique, une jeune femme d’une vingtaine d’années regardait le ciel, un casque sur les oreilles.
Engoncée dans un pull à col roulé, elle avait un visage hexagonal étoffé de cheveux blond-roux retenus par des barrettes de petite fille. Derrière des lunettes de couleur, ses yeux étaient immobiles, perdus dans le vague.
Malika reprit la parole :
— C’est son occupation favorite : écouter des livres audio.
— Pour s’évader ?
— Pour voyager, pour apprendre, pour rêver. Il lui en faut au moins un par jour. Vous allez m’arrêter si je vous dis que je lui en télécharge des tonnes sur Internet ?
— De quoi souffre-t-elle exactement ?
Le flic sortit son carnet pour relire ses notes.
— On m’a parlé de la maladie de Friedrich, c’est ça ?
— L’ataxie de Friedreich, corrigea Malika. C’est une maladie neuro-dégénérative. Une affection génétique rare.
— Vous connaissez Anna depuis longtemps ?
— Oui, je faisais des remplacements au centre médico-éducatif de la rue Palatine où elle est restée jusqu’à ses dix-neuf ans.
Mal à l’aise, Caradec chercha son paquet de clopes dans la poche de son blouson.
– À quel âge a-t-elle été diagnostiquée ?
— Très tôt. Je dirais vers huit ou neuf ans.
— Cette maladie, ça se manifeste comment ?
— Des troubles de l’équilibre, la colonne vertébrale qui se tord, les pieds qui se déforment, la coordination des membres qui fout le camp.
— Chez Anna, comment les choses ont-elles évolué ?
— Offrez-moi une cigarette.
Marc s’exécuta et se pencha vers la jeune femme pour la lui allumer. Une odeur fraîche montait de son corps : citron, muguet, basilic. Une onde verte, troublante et excitante.
Elle porta la cigarette à ses lèvres, en aspira une bouffée avant de poursuivre :
— Anna a perdu assez tôt l’usage de la marche. Puis, vers l’âge de treize ans, la maladie s’est à peu près stabilisée. Ce que vous devez bien comprendre, c’est que l’ataxie de Friedreich n’attaque pas les capacités intellectuelles. Anna est une jeune femme brillante. Elle n’a pas fait d’études au sens classique du terme, mais jusqu’à très récemment elle passait ses journées devant un ordinateur à suivre les MOOC [1] L’acronyme MOOC signifie « Massive Open Online Course ». Il s’agit de cours en ligne ouverts à tous.
de développement informatique.
— Mais la maladie a repris sa progression, enchaîna Caradec.
Malika approuva de la tête.
– À partir d’un certain stade, on redoute surtout les complications cardiaques et respiratoires, comme les cardiomyopathies qui épuisent le cœur.
Caradec poussa un grognement et respira bruyamment. Il sentit la colère monter en lui. La vie était une vraie salope. Lors de la distribution des cartes, elle servait à certains un jeu trop difficile à jouer. Cette injustice lui enflamma le cœur. Il ne la découvrait pas, mais, depuis ce matin, il était redevenu plus vulnérable. À fleur de peau. C’était comme ça quand il était pris par une enquête. Les sentiments, le désir, la violence décuplaient en lui. Un volcan avant l’éruption.
Malika devina son trouble.
— Même s’il n’existe pas de véritable traitement, nous essayons d’assurer aux patients la meilleure qualité de vie possible. Les séances de kiné, d’ergothérapie, d’orthophonie, de psychothérapie sont très utiles. C’est tout le sens de mon boulot.
Marc restait silencieux, immobile, laissant sa cigarette se consumer entre ses doigts. Comment une telle substitution d’identité avait-elle été possible ? Certes, du point de vue de la sécurisation des informations, il était bien placé pour savoir que l’assurance maladie était une grande passoire (des dizaines de millions d’euros de fraude, une carte vitale qui n’avait aucune crédibilité…), mais il n’avait jamais eu connaissance d’un stratagème aussi élaboré.
— Cette fois, il faut vraiment que j’y aille, le prévint Malika.
— Je vous laisse mon portable au cas où.
Tandis qu’il notait son numéro pour Malika, Marc posa une dernière question :
— Est-ce qu’Anna reçoit beaucoup de visites ?
— Essentiellement sa tante, Clotilde Blondel, qui vient la voir tous les deux jours, ainsi qu’une autre jeune femme : métisse, les cheveux raides, toujours bien sapée. Caradec lui montra l’écran de son téléphone.
— Oui, c’est elle, confirma Malika. Vous connaissez son nom ?
5
La petite Indienne et les cow-boys
Le monde […] est une lutte sans fin entre un souvenir et un autre souvenir, qui lui est opposé.
Haruki MURAKAMI
1.
Le taxi me déposa à l’angle du boulevard Edgar-Quinet et de la rue d’Odessa. Coup d’œil à ma montre. Bientôt midi. Dans dix minutes, les bataillons d’employés qui travaillaient dans le quartier déferleraient et les places au soleil seraient chères. Mais pour quelques instants encore, il était possible d’obtenir une table. J’en trouvai une en terrasse chez Colombine et Arlequin, le café de la place.
Je commandai une bouteille d’eau et un ceviche de daurade. Je venais souvent ici pour manger sur le pouce ou pour écrire, et la plupart des serveurs me connaissaient. À toutes les tables et sur les trottoirs, l’été se prolongeait : lunettes de soleil, manches courtes et jupes légères. Les quelques arbres de la placette ne pouvaient pas lutter face au cagnard qui écrasait l’asphalte. Dans le Sud, on aurait ouvert les parasols, mais à Paris, on avait tellement peur que ça ne dure pas qu’on était prêt à risquer l’insolation.
Je fermai les yeux et laissai à mon tour le soleil inonder mon visage. Comme si ce shoot de lumière et de chaleur avait le pouvoir de me remettre les idées en place.
J’avais eu longuement Caradec au téléphone. Nous avions échangé nos informations et prévu de nous retrouver ici pour faire le point. En attendant son arrivée, je sortis mon notebook et ouvris mon écran. Pour ordonner mes pensées, j’avais besoin de prendre des notes, d’écrire des dates, de poser des hypothèses « sur le papier ».
Il ne faisait plus aucun doute à présent que la femme que j’aimais n’était pas la personne qu’elle prétendait être. En empruntant deux pistes différentes, Marc et moi avions réussi à remonter la trace d’Anna — qui ne s’appelait pas Anna — jusqu’à l’automne 2007.
Je lançai mon traitement de texte et décidai de synthétiser l’essentiel de nos découvertes :
Fin octobre 2007 : une jeune fille d’environ 16 ans (venue des États-Unis ?) débarque à Paris avec plus de 400 000 euros en cash. Elle cherche à se cacher, trouve refuge dans une chambre de bonne qu’elle loue en liquide à un propriétaire peu scrupuleux. Elle est traumatisée par un événement qu’elle vient de vivre, mais elle est suffisamment dégourdie pour se procurer de faux papiers. D’abord de très mauvaise qualité et plus tard de bien meilleure facture.
En décembre, elle se présente dans un établissement catholique, l’institution Sainte-Cécile, où elle réussit à se faire scolariser et à passer son bac en endossant l’identité d’Anna Becker, la nièce de Clotilde Blondel, la directrice du lycée.
Cette substitution d’identité est un coup de maître : clouée dans un fauteuil roulant, vivant dans un foyer pour handicapés, la véritable Anna Becker ne voyage pas, ne conduit pas, ne poursuit pas d’études.
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