— Oui, monsieur le ministre », répondit Fitzpatrick.
Haughey tendit la main à Ryan. « Dites donc, vous êtes costaud, vous ! J’ai appris que vous aviez fait du bon boulot contre ces salopards de l’IRA l’an dernier. Vous leur avez brisé les reins, à ce qu’il paraît. »
Ryan prit sa main, sentit la poigne ferme par laquelle s’affirmait ouvertement la domination. Haughey se tenait très droit et paraissait plus grand que sa taille. Il était large d’épaules, avec des cheveux noirs lissés en arrière, au point qu’il ressemblait à un oiseau de proie, et des yeux qui traquaient la faiblesse. Il n’avait qu’un an ou deux de plus que Ryan, mais il se comportait en homme déjà mûr, rompu aux usages du monde, pas comme un jeune mâle parvenu à un grade plus élevé que son âge ne le méritait.
« J’ai fait de mon mieux, monsieur le ministre », dit Ryan.
L’opération avait été longue. En planque dans les fossés pendant des nuits d’affilée, les hommes surveillaient les allées et venues des fermiers, remarquaient la présence de visiteurs, les suivaient parfois. La Campagne des frontières menée par l’Armée républicaine irlandaise était morte en 1959, ses forces épuisées depuis longtemps, mais Ryan avait reçu pour mission de s’assurer que son cadavre restait froid et immobile.
« Bien, dit Haughey. Asseyez-vous tous les deux. »
Ils prirent place dans des fauteuils en cuir devant le bureau. Haughey se dirigea vers un casier de rangement, sifflota en tirant des clés de sa poche, ouvrit un tiroir et en sortit un dossier. Il le lança sur le plateau en cuir du bureau et s’assit dans son propre fauteuil qui pivotait sans le moindre grincement.
Un drapeau tricolore irlandais était suspendu dans un coin, et, accrochées aux murs, une copie de la Proclamation de la République irlandaise ainsi que des photos de chevaux de course, minces et fiers.
« D’où vient votre costume ? » demanda Haughey.
Ryan resta silencieux, le temps de comprendre que la question lui était adressée. Puis il s’éclaircit la gorge et répondit : « De chez le tailleur de ma ville.
— Et où est-ce donc ?
— Carrickmacree.
— Bon sang. » Haughey lâcha un petit rire. « Il est quoi, votre père ? Éleveur de cochons ?
— Commerçant, dit Ryan.
— Il tient une boutique ?
— Oui. »
Haughey se fendit d’un large sourire. Il ressemblait à un lézard, avec sa langue humide qui brillait entre ses dents.
« Trouvez-vous quelque chose de correct. Un bon costume, c’est indispensable. On ne se promène pas dans les bureaux de l’administration avec les fesses qui sortent du pantalon, pas vrai ? »
Ryan ne répondit pas.
« Vous voulez sans doute savoir ce que vous faites ici, reprit Haughey.
— Oui, monsieur le ministre.
— Le directeur ne vous a rien dit ?
— Non, monsieur le ministre.
— Chaque chose en son temps, dit Haughey. Il va pouvoir vous éclairer maintenant. »
Fitzpatrick allait parler, mais la secrétaire entra brusquement, chargée d’un plateau. Les hommes gardèrent le silence pendant qu’elle servait le café. Ryan n’en prit pas.
Lorsqu’elle fut sortie, Fitzpatrick se racla la gorge et pivota dans son fauteuil. « Le corps d’un ressortissant allemand a été trouvé dans une maison d’hôtes de Salthill hier matin par la logeuse. On pense qu’il est mort la veille, de blessures par balles à l’estomac et à la tête. Il s’appelait Helmut Krauss et résidait en Irlande depuis fin 1949. La Garda Síochána [1] Garda Síochána na h’Éireann : « Gardiens de la paix d’Irlande », police de la République d’Irlande. ( Toutes les notes sont de la traductrice. )
a été appelée sur les lieux, mais après l’identification du corps, l’affaire a été transférée au ministère de la Justice, puis à mon bureau.
— Qui était-ce ? demanda Ryan.
— Ici, il était Heinrich Kohl, un homme d’affaires tout à fait banal, rien de plus. Il gérait des dépôts fiduciaires pour le compte de sociétés d’import-export. Un intermédiaire.
— Vous dites “ici”, fit remarquer Ryan. Ce qui signifie qu’ailleurs, il était autre chose.
— Ailleurs, il était le SS-Hauptsturmführer Helmut Krauss, de l’Office central de l’Administration et de l’Économie SS. Cela paraît très impressionnant, mais je crois qu’en réalité, il occupait un simple emploi de bureau pendant l’Urgence. »
Les bureaucrates du gouvernement utilisaient rarement le mot « guerre », comme pour ne pas accorder trop d’honneur au conflit qui avait dévasté l’Europe.
« Un nazi, dit Ryan.
— Si vous tenez à cette formulation, oui.
— Puis-je savoir pourquoi la Garda Síochána de Galway ne traite pas l’affaire ? Ça ressemble à un meurtre. La guerre est terminée depuis dix-huit ans. C’est un crime de droit commun. »
Haughey et Fitzpatrick échangèrent un coup d’œil.
« Krauss est le troisième ressortissant étranger assassiné en quinze jours, dit le directeur. Avec Alex Renders, un Belge flamand, et Johan Hambro, un Norvégien. Deux nationalistes qui se sont alignés sur le Reich quand l’Allemagne a annexé leurs pays respectifs.
— Et vous présumez que ces meurtres sont liés ? demanda Ryan.
— Ils ont été abattus tous les trois à bout portant. D’une manière ou d’une autre, ils ont participé tous les trois aux mouvements nationalistes pendant l’Urgence. Difficile de ne pas établir de lien.
— Qu’est-ce qu’ils faisaient en Irlande ?
— Renders et Hambro ont cherché refuge ici après la libération de leurs pays par les Alliés. L’Irlande s’est toujours montrée hospitalière envers ceux qui fuient les persécutions.
— Et Krauss ? »
Fitzpatrick voulut répondre, mais Haughey l’interrompit.
« L’affaire a été retirée à la Garda parce qu’elle touche un sujet sensible. Nous avons accueilli ces gens, il y en a d’autres comme eux, mais nous ne souhaitons pas attirer l’attention sur leur présence chez nous. Pas maintenant. C’est une année importante pour l’Irlande. Le président des États-Unis débarque sur notre île dans quelques semaines à peine. Pour la première fois dans l’existence de cette république, un chef d’État nous rend une visite officielle, et pas n’importe quel chef d’État. Le chef du monde libre, rien de moins. Et ce n’est pas tout : en accomplissant ce voyage, il revient chez lui, sur la terre de ses ancêtres. La planète entière aura les yeux tournés vers nous. »
Haughey gonfla la poitrine, tel un orateur lors d’un rassemblement politique.
« Comme l’a expliqué le directeur, il s’agit de réfugiés à qui cet État a offert l’asile. Malgré tout, certaines personnes, pour des raisons qui leur appartiennent, pourraient s’offusquer d’avoir eu un voisin comme Helmut Krauss. Ces esprits-là risqueraient d’exprimer leur mécontentement et de créer le genre d’agitation dont on préfère se passer juste avant la visite du président Kennedy. Il y a des gens en Amérique, y compris dans l’entourage présidentiel, qui estiment que son voyage ici est une perte de temps et qu’il ferait mieux de se préoccuper de son voisin Castro ou des Noirs qui menacent de se soulever. Ils lui conseillent d’annuler sa visite. S’ils ont vent de quoi que ce soit, ils augmenteront la pression. Il est donc capital de mener une enquête des plus discrètes. En d’autres termes, sans alerter l’opinion. C’est là que vous intervenez. Je vous demande de faire toute la lumière sur cette affaire. De mettre fin à ces meurtres.
— Et si je refuse ? »
Haughey plissa les yeux. « Je me suis mal fait comprendre, lieutenant. Ce n’est pas une requête de ma part. C’est un ordre.
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