— Effectivement. Lorsque vous accrochez un tableau, vous le tenez forcément, à un moment donné, par les bords. Si vous regardez attentivement, on retrouve des traces de lactose sur les bords supérieurs gauche et droit. Et que voit-on sur les autres vitres autour de vous ? »
Je me tournai en direction des deux autres tableaux mouchetés d'îlots digitaux dans leurs angles. « Sur le sous-verre du phare, aucune empreinte. Juste les résidus de lactose… Par contre, sur les autres, des tonnes d'empreintes, celles de Prieur, mais pas de lactose. Cela voudrait dire…
— Nous avons relevé la présence d'alcool, de l'isopropyl, sur la vitre, elle a donc été nettoyée avant d'être accrochée. De plus, des techniciens sont retournés sur les lieux du crime. Le clou soutenant ce cadre était planté de biais, contrairement aux autres. Taille et matière différentes aussi.
— Donc, planté par quelqu'un d'autre que Prieur…
— Oui… On peut clairement avancer que ce tableau a été accroché par l'assassin… » La lumière noire rendait les yeux bleus de Dussolier étrangement lumineux, presque transparents, comme ceux d'un lapin éclairé par des phares. De son corps habillé de blanc radiait une aura vive, luminescente.
Je tirai une première conclusion qui, au vu des découvertes, coulait de source. « L'assassin aurait apporté lui-même ce tableau… Il nous offre un autre indice…
— Pardon ?
— Je pense qu'il a choisi volontairement les gants poudrés afin de nous orienter par le biais des traces jusqu'à ce sous-verre…
— Pourquoi ne pas laisser un mot J'ai apporté ça, s'il voulait réellement que nous nous en apercevions ?
— Parce qu'il nous teste ! Comme avec l'eau présente dans l'estomac ! Il veut nous mener quelque part, évaluer à quelle vitesse nous progressons. Il nous jauge, dissèque nos capacités d'analyse, d'organisation. Il est sacrément malin et possède une bonne connaissance de nos techniques d'investigation…
— Vous extrapolez un peu, vous pensez que tous ses gestes sont volontaires alors qu'ils ne le sont peut-être pas !
— Bien sûr que si ! Pourquoi n'avons-nous pas retrouvé de lactose sur la victime ? Il a enfilé ces gants spécialement pour le tableau, avant ou après son travail sur Prieur, mais pas pendant…
— Vous avez raison… »
J'observai le poster et, brutalement, l'évidence me percuta de plein fouet. « Dites-moi si je fais fausse route, mais ce phare est bien composé de granit rose, n'est-ce pas ? »
L'ingénieur fit disparaître ses mains dans les poches de sa blouse. Avec les jeux de lumière, on aurait dit qu'elles avaient été coupées net, que seuls les poignets pendaient au bout des bras.
« À cent pour cent », fit-il en hochant la tête. « Ce n'est pas un phare mais plus précisément un feu, construit entièrement en granit rose. Il se niche à Ploumanac'h, au fin fond de la Bretagne, sur la Côte de Granit rose justement. Un endroit magnifique, un véritable havre de paix… Mais, quel est le rapport ? »
La lave du sang affluait sur mes joues. « Dites-moi, vous qui connaissez ce coin, pourriez-vous me dire si on y trouve des carrières de granit ?
— Oui, il y en a pas mal, notamment autour de Ploumanac'h. Vous savez, la Côte d'Armor est le berceau du granit… La plupart de nos pierres tombales viennent de là-bas… ou de Chine !
Lorsque je sortis du laboratoire, je commençais tout juste à réaliser à quel point la scène du crime avait été réfléchie, tracée au papier millimétré. La parfaite corrélation de l'eau dans l'estomac et du poster, avait pour but unique de me mener en Bretagne, à la recherche de quelque chose ou de quelqu'un dans une carrière de granit. Si tel était le cas, si je découvrais réellement des indices dans les Côtes d'Armor, alors se dressait devant moi une entité démoniaque à l'intelligence époustouflante…
Je consignai dans un bref rapport les premières conclusions de l'enquête et le rangeai, alors que la nuit déversait ses étoiles, sur le bureau de Leclerc.
Après avoir empilé deux costumes et des vêtements de rechange dans une valise que je calai à l'entrée du salon, je tirai, de dessous le lit, le ballast en liège sur lequel s'amarrait mon réseau ferroviaire — une boucle simple en rails ROCO, avec un tunnel et une gare — et posai délicatement Poupette sur son nouvel espace de liberté. Serpetti avait abandonné une notice gribouillée, indiquant le moyen de démarrer cette petite locomotive à la bouille sympathique.
Avec une pipette, je remplis le réservoir d'eau et celui d'huile, allumai le brûleur d'origine, laissai la chaudière monter en pression avant de pousser la manette située dans la cabine.
La magie s'opéra. Cylindres, pistons, bielles et manivelles s'activèrent dans un sifflement de vapeur. Poupette la timide se lança à l'assaut du rail, hésitante dans un premier temps, bien plus franchement au bout de quelques secondes. Elle crachotait de l'eau, sifflotait, fumait joyeusement. L'odeur des époques passées, des journées moites, montait dans la pièce, comme un parfum à la fragrance de feu, d'humidité. Une odeur qui m'emporta, pour une fois, loin de ma vie devenue noire comme le schiste.
Au moment où je fermai les yeux, l'image de Suzanne m'apparut. Elle portait sa robe de mariée et me souriait…
La Côte de Granit rose témoignait avec douleur des colères de la terre et de la force vive de l'érosion. D'immenses rochers, enchevêtrés dans un défi à l'équilibre, fendaient les eaux turquoise en figurines harmonieuses, affublées de noms évoquant : la Tête de mort, la Tortue, le Père Trébeurden ou encore, la Femme dormante. De ce chaos sans ordre apparent, s'échappait la beauté palpable du fanal de Ploumanac'h, puissamment ancré sur son socle de granit, son regard de pierre orienté vers les yeux ultramarins du grand large.
Je longeai la côte vers l'est, traversai un vieux pont qui enjambait un cours d'eau asséché avant d'arriver à Perros-Guirec où, d'après les indications de la carte topographique déployée sur le siège passager, se situait la plus grosse carrière de granit de la région. Une logique décidée par le tueur m'avait poussé jusqu'ici et j'espérais que les six cents kilomètres de trajet ne me resteraient pas en travers de la gorge tel un os de poulet.
À l'entrée du chantier, je ne me souciai pas des panneaux d'avertissement censés refouler les touristes et me garai à proximité immédiate du gouffre, sur une étendue terreuse et desséchée, où pelleteuses, camions-bennes et marteaux-piqueurs arrachaient l'écorce rosée des pans abrupts.
Je posais à peine pied à terre qu'un type casqué me barra le chemin de sa corpulence grasse à l'odeur de fut de chêne. « Vous savez pas lire les panneaux ! » hurla-t-il.
« Commissaire Sharko, police criminelle de Paris. Vous êtes le responsable ? »
Il me toisa avec un air de bête sauvage. « Nan. Le responsable est au fond. Peux voir vot' badge ? »
Je lui plaquai ma carte sous le nez. « Emmenez-moi auprès de lui. »
Il me tendit un casque jaune indien et bava, sans me regarder : « Y s'est passé quelq' chose de grave ? »
Je le bus du regard. « C'est ce que je cherche à découvrir… »
Il cracha un bolide de salive dans la poussière. « Voyez avec le patron, moi, j'm'occupe pas de ça. »
Le gouffre s'ouvrit devant mes yeux comme une gigantesque plaie sanglante. Toutes les nuances de rose s'accrochaient aux parois dans des mouvements de torsions et de cassures. Une cabine de métal, tractée par un système de poulies, nous déposa au fond après une descente vertigineuse. Les minuscules fourmis casquées, telles qu'elles le paraissaient depuis le haut, reprirent leurs formes rondes d'humains. Mon regard s'accrocha aux flaques qui jonchaient le sol poussiéreux. Eaux croupissantes de pluie étoilées de poussière de granit et de petites algues. Une copie conforme de ce qui avait été recueilli dans l'estomac de la victime. Une voix flûtée à l'intérieur de ma tête me dit que je me trouvais sur le bon chemin…
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