— Oui, dit Pete. Ça ne lui suffisait pas d’avoir volé sa Mercedes et de s’en être servi comme arme de crime. Il est rentré dans sa tête, il a même piraté son ordinateur avec un programme audio truffé de cris et d’accusations. Et puis il y a eu toi, Kermit. »
Oui. Il y avait eu lui.
Hartsfield lui avait envoyé une lettre de menace anonyme quand il était au plus bas. À l’époque, il vivait seul, dormait mal, ne voyait quasiment personne excepté Jerome Robinson, le gamin qui tondait sa pelouse et faisait diverses réparations pour lui. Il souffrait d’un mal répandu chez les flics : la dépression post-fin de ronde.
Il y a un taux de suicide extrêmement élevé chez les policiers retraités , avait écrit Brady Hartsfield. C’était avant qu’ils ne se mettent à communiquer par la méthode préférée du vingt et unième siècle : l’Internet. Je ne voudrais pas que vous vous mettiez à penser à votre arme. Mais vous y pensez déjà, n’est-ce pas ? C’était comme si Hartsfield avait flairé les pensées suicidaires de Hodges et cherché à le pousser à bout. Ça avait marché avec Olivia Trelawney, après tout, et il y avait pris goût.
« Quand j’ai commencé à travailler avec toi, dit Pete, tu m’as dit que les criminels récidivistes étaient un peu comme des tapis turcs. Tu te souviens ?
— Oui. »
C’était une théorie qu’il avait exposée à bon nombre de flics. Peu l’écoutaient et, à en juger par son air ennuyé, il supposait qu’Isabelle Jaynes aurait fait partie de ceux qui n’écoutaient pas. Pete lui, l’avait écouté.
« Ils recréent les mêmes motifs, encore et encore. Ne fais pas attention aux légères variations, tu disais, et recherche la similitude sous-jacente. Car même les criminels les plus intelligents — comme Turnpike Joe, qui a assassiné toutes ces femmes sur des aires de repos — semblent avoir un bouton coincé sur le mode REPEAT dans le cerveau. Hartsfield était amateur de suicide…
— C’était un architecte du suicide », dit Holly.
Elle regarde le magazine sur ses genoux, sourcils froncés, le visage plus pâle que jamais. C’est dur pour Hodges de revivre l’affaire Hartsfield (au moins, il a enfin réussi à arrêter d’aller voir le fils de pute dans sa chambre de la clinique des traumas du cerveau), mais c’est encore plus dur pour Holly. Il espère qu’elle ne va pas rechuter et se remettre à fumer, mais ça l’étonnerait pas.
« Appelez ça comme vous voulez mais les motifs étaient là. Il a poussé sa propre mère au suicide, pour l’amour du ciel ! »
À ça, Hodges ne répond rien, bien qu’il ait toujours douté de la théorie de Pete selon laquelle Deborah Hartsfield se serait suicidée en apprenant — peut-être par accident — que son fils était le Tueur à la Mercedes. D’une part, rien ne prouve que M me Hartsfield ait découvert quoi que ce soit. D’autre part, la pauvre femme avait ingéré du poison pour rongeurs, et ça avait dû être une façon atroce de partir. Il est possible que Brady ait assassiné sa mère, mais Hodges n’y a jamais vraiment cru non plus. S’il aimait quelqu’un, c’était elle. Non, Hodges pense que le poison était peut-être destiné à quelqu’un d’autre… et peut-être pas une personne du tout. D’après l’autopsie, le poison avait été mélangé à du steak haché, et s’il y a bien une chose que les chiens adorent, c’est une boulette de viande hachée crue.
Les Robinson ont un chien, un adorable cabot aux oreilles tombantes. Brady l’aurait vu plus d’une fois, parce qu’il observait la maison de Hodges et que Jerome amenait généralement son chien avec lui quand il venait tondre la pelouse. Le poison pour rongeurs aurait pu être destiné à Odell. C’est une idée qu’il n’a jamais partagée avec les Robinson. Ni avec Holly, d’ailleurs. Et puis, hé, c’est peut-être que des conneries, mais selon Hodges, c’est tout aussi plausible que la théorie de Pete.
Izzy ouvre la bouche pour parler puis la referme quand Pete lève la main pour la couper — après tout, c’est lui le doyen dans ce binôme, et de loin.
« Izzy s’apprête à dire que le cas Martine Stover est un meurtre, pas un suicide, mais je pense qu’il y a de fortes chances pour que l’idée soit venue de Martine elle-même, ou qu’elle et sa mère en aient discuté ensemble et soient parvenues à un accord. Ce qui de mon point de vue équivaut à deux suicides, même si ce n’est pas ce qui figurera dans le rapport.
— J’imagine que tu es allé voir du côté des autres survivants du City Center ? demande Hodges.
— Tous en vie sauf Gerald Stansbury, qui est mort l’an dernier juste après Thanksgiving, dit Pete. Crise cardiaque. Sa femme m’a dit qu’il y avait pas mal de cas de maladies cardio-vasculaires dans sa famille, et qu’il avait vécu plus longtemps que son père et son frère. Izzy a raison, c’est probablement rien, mais j’ai pensé que vous devriez savoir, toi et Holly. » Il les regarde tour à tour. « Vous , vous avez pas eu des idées suicidaires, ces derniers temps, hein ?
— Non, dit Hodges. Pas dernièrement. »
Holly secoue simplement la tête, les yeux toujours posés sur son magazine.
Hodges demande :
« Je suppose que personne n’a trouvé de mystérieuse lettre Z dans la chambre du jeune Frias après son suicide avec M lle Countryman ?
— Bien sûr que non, répond Izzy.
– À ta connaissance, la corrige Hodges. C’est pas ce que tu veux dire ? Étant donné que tu viens juste de découvrir celle-ci ?
— Oh, je t’en prie, dit Izzy. Tout ça est absurde. »
Elle regarde ostensiblement sa montre et se lève.
Pete se lève aussi. Holly reste assise, regardant son numéro d’ Inside View volé. Hodges ne bouge pas non plus, du moins pour le moment.
« Tu iras vérifier les photos Frias-Countryman, hein, Pete ? Juste pour être sûr ?
— Oui. Mais Izzy a raison, c’est absurde, j’aurais pas dû vous demander de venir.
— Je suis content que tu l’aies fait.
— Et… je m’en veux toujours de la façon dont on a traité M me Trelawney, OK ? » Pete regarde Hodges mais Hodges a dans l’idée que c’est à la femme frêle et pâle avec le magazine people sur les genoux qu’il s’adresse réellement. « Dès le début je me suis persuadé qu’elle avait laissé ses clés sur le contact. Je me suis fermé à toute autre possibilité. Je me suis promis de ne plus jamais faire ça.
— Je comprends, dit Hodges.
— Une chose sur laquelle on peut tous se mettre d’accord, dit Izzy, c’est que le temps où Hartsfield écrasait des gens, essayait de les faire sauter ou de les pousser au suicide est loin derrière lui. Donc à moins qu’on ait tous atterri dans un film appelé Le Fils de Brady , je suggère qu’on quitte la maison de feu M me Ellerton et que chacun reprenne ses petites affaires. Des objections ? »
Aucune objection.
Hodges et Holly restent un moment dans l’allée avant de monter en voiture, laissant le vent froid de janvier les malmener. Il vient du nord, directement du Canada, aussi l’odeur habituelle du grand lac pollué à l’est est agréablement absente. Il n’y a que quelques maisons de ce côté-ci de Hilltop Court, et la plus proche porte un panneau À VENDRE. Hodges s’aperçoit que l’agent immobilier est Tom Saubers et il sourit. Tom aussi a été grièvement blessé au City Center mais il a réussi à remonter quasiment toute la pente. Hodges est toujours stupéfait de la résilience dont sont capables certains hommes et certaines femmes. Ça ne lui redonne pas exactement espoir en la race humaine mais…
En fait, si.
Dans la voiture, Holly pose le Inside View par terre le temps d’accrocher sa ceinture et le ramasse aussitôt. Ni Pete ni Isabelle ne se sont opposés à ce qu’elle le prenne. Hodges n’est même pas sûr qu’ils aient remarqué. Ça serait pas étonnant. Pour eux, la maison de M me Ellerton n’est pas vraiment une scène de crime, même si c’est bien ce qu’elle est aux yeux de la loi. Pete était troublé, certes, mais Hodges ne met pas ça sur le compte de l’intuition policière, plutôt une espèce de réaction superstitieuse.
Читать дальше