«Qui est-ce qui fait tout ce tapage? cria-t-il. Qui frappe à ma porte? Que me voulez-vous?
– Laissez-moi entrer… Vite… J’ai quelque chose à vous dire.
– Qui êtes-vous?
– Huckleberry Finn… Vite, laissez-moi entrer!
– Ah! C’est toi, Huckleberry! Je n’ai guère envie de t’ouvrir ma porte. Ouvrez-lui quand même, mes gars, et voyons ce qu’il nous veut.»
«Je vous en supplie, ne dites jamais que je suis venu vous trouver.» Telles furent les premières paroles de Huck lorsque les fils du Gallois l’eurent fait entrer. «Je vous en supplie… autrement on me tuera… mais la veuve a souvent été très gentille pour moi et je veux vous dire… Je vous dirai tout si vous me jurez de ne jamais raconter que je suis venu.
– Sacrebleu! s’exclama le Gallois. Ça doit être joliment important, sans quoi il ne serait pas dans cet état. Allons, parle, petit. Nous te promettons de ne rien dire.»
Trois minutes plus tard, le vieillard et ses fils gravissaient la colline et se dirigeaient vers la propriété de la veuve. Chacun d’eux tenait son fusil à la main. Huck les laissa à mi-chemin et se blottit derrière un arbre.
Après un long silence, il entendit une détonation suivie d’un cri. Le jeune garçon n’attendit pas la suite et dévala la pente aussi vite que s’il avait eu tous les diables de l’enfer à ses trousses.
Dès les premières lueurs de l’aube, Huck gravit à tâtons la colline et vient frapper doucement à la porte du Gallois. Les occupants de la ferme, émus par les événements de la nuit, ne dormaient que d’un œil.
– Qui est là? cria-t-on d’une fenêtre.
– Ouvrez-moi, répondit le gamin d’une voix tremblante. Ce n’est que moi, Huck Finn.
– Sois le bienvenu, mon garçon! Cette porte te sera désormais ouverte jour et nuit.»
C’était bien la première fois que le petit vagabond recevait un tel accueil. Il se sentit tour réconforté.
Une clef tourna dans la serrure, la porte s’ouvrit, et il entra. On le fit asseoir; le Gallois et ses fils s’habillèrent en un tournemain.
«J’espère que tu as faim, mon garçon, dit le vieil homme. Le petit déjeuner sera prêt dès que le soleil sera levé. Tu tâcheras d’y faire honneur. Mes fils et moi, nous espérions que tu aurais couché ici cette nuit, mais nous ne t’avons pas retrouvé.
– J’étais mort de peur, avoua Huck, et je me suis sauvé quand j’ai entendu le coup de feu. J’ai couru pendant près de cinq kilomètres sans m’arrêter. Je suis revenu parce que je voudrais bien savoir ce qui est arrivé. Et si vous me voyez au petit jour c’est parce que je ne tiens pas du tout à rencontrer les deux démons, même s’ils sont morts.
– Mon pauvre gosse, tu m’as tout l’air d’avoir passé une bien mauvaise nuit. Mais j’ai un lit pour toi. Tu iras te coucher dès que tu auras mangé. Hélas! non. Les diables ne sont pas morts. Nous le regrettons joliment, je t’assure. Grâce à ta description, nous savions pourtant bien où les dénicher. Nous nous sommes avancés sur la pointe des pieds. Nous étions à dix mètres d’eux. Il faisait noir comme dans un four. Personne ne pouvait nous voir. Tout à coup, j’ai été pris d’une terrible envie d’éternuer, quelle malchance! J’ai voulu me retenir, mais rien à faire. Il a fallu que ça sorte. J’ai entendu les branches remuer. Les deux lascars fichaient le camp. Comme j’étais en tête avec mon fusil, j’ai dit à mes fils de faire comme moi et j’ai tiré dans la direction du bruit. On les entendait courir. On a couru après eux à travers bois en tirant quelques cartouches au jugé, mais je suis bien sûr que nous ne les avons pas touchés. Ils ont tiré deux balles sur nous en s’enfuyant. Dieu merci! ils nous ont ratés. Dès que nous ne les avons plus entendus, nous avons cessé de les poursuivre et nous sommes allés tout de suite prévenir les policiers. Ils sont partis monter la garde au bord de la rivière et, sitôt qu’il fera grand jour, le shérif rassemblera des volontaires et organisera une battue. Mes fils y prendront part. Je voudrais bien savoir comment sont faits ces animaux-là… ça faciliterait rudement les recherches. Mais tu ne peux pas nous donner leur signalement, je suppose? Il faisait trop noir, cette nuit.
– Si, si, je peux vous les décrire. Je les ai vus au village et je les ai suivis jusque par ici.
– C’est merveilleux! Vas-y, mon petit: à quoi est-ce qu’ils ressemblent?
– L’un d’eux, c’est le vieux sourd-muet espagnol qui est venu rôder deux ou trois fois dans le pays. L’autre, c’est un type mal rasé, déguenillé et…
– Ça suffit, mon garçon. Nous les connaissons! Nous les avons surpris un jour dans les bois derrière la maison de la veuve; ils ont décampé en nous voyant. Allez vite, mes gars. Courez prévenir le shérif… Vous prendrez votre petit déjeuner demain!»
Les fils du Gallois partirent aussitôt. Comme ils franchissaient le seuil, Huck se dressa d’un bond et s’écria:
«Surtout ne dites à personne que c’est moi qui ai découvert leur piste! Je vous en supplie!
– Nous ne dirons rien, Huck, puisque tu le demandes, mais c’est dommage de ne pas pouvoir raconter tes exploits.
– Non, non, je vous en prie, ne dites rien.»
Lorsque les jeunes hommes se furent éloignés, le vieil homme déclara:
«Ils ne diront rien… moi non plus. Mais pourquoi ne veux-tu pas qu’on sache ce que tu as fait?»
Huck se contenta d’expliquer que l’un des deux hommes le tuerait certainement s’il apprenait qui avait lancé les Gallois et les policiers à sa poursuite.
«Mais enfin, mon garçon, comment as-tu eu l’idée de suivre ces individus-là?» demanda le vieillard.
La question était gênante et Huck réfléchit avant de répondre.
«Voilà, dit-il. Je ne mène pas une vie bien gaie et, à force d’y penser et de chercher un moyen de m’en tirer, ça m’empêche quelquefois de dormir. Hier soir, je n’arrivais pas à fermer l’œil. Alors, je suis allé faire un tour. En passant devant la vieille briqueterie, à côté de la taverne, je me suis arrêté et je me suis adossé au mur pour penser plus à mon aise. À ce moment, les deux types sont passés tout près de moi. L’un d’eux portait une espèce de caisse sous le bras et je me suis tout de suite dit qu’il avait dû la voler. Il fumait un cigare. Son camarade lui a demandé du feu. La braise de leurs cigares leur a éclairé le visage et j’ai reconnu le sourd-muet espagnol à ses favoris blancs. J’ai vu que l’autre était, tout couvert de guenilles.
– Quoi! Tu as pu voir ses guenilles à la lueur de son cigare?»
Huck parut déconcerté.
«je… je ne sais pas… Enfin, j’ai eu cette impression.
– Alors, ils ont continué leur chemin; et toi…?
– Moi, je les ai suivis, oui… C’est ça. Je voulais voir ce qu’ils allaient faire. Je les ai suivis jusqu’à l’entrée de la propriété de la veuve. Ils… Ils se sont arrêtés dans le noir et j’ai entendu l’Espagnol dire à son camarade qu’il voulait défigurer la veuve et que…
– Hein! C’est le sourd-muet qui a dit tout cela?»
Huck venait de commettre une énorme bêtise! Il faisait tout pour que le vieux Gallois ne sache pas qui était l’Espagnol et, plus il parlait, plus il s’enferrait et accumulait les bourdes.
«N’aie pas peur, mon garçon, lui dit le vieillard. Avec moi, tu ne crains rien. Je m’en voudrais de toucher à un seul de tes cheveux. Je te protégerai… Compte sur moi. Cet Espagnol n’est donc ni muet ni sourd. Tu l’as dit malgré toi. Tu ne peux pas revenir là-dessus maintenant. Bon, tu en sais davantage sur cet Espagnol que tu n’en as l’air. Allons, aie confiance en moi… Parle. Je ne te trahirai pas.»
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