Lisbeth vit un personnage flou un peu en retrait derrière les spectateurs, dans la rue transversale. Il portait une doudoune sombre avec une partie rouge sur les épaules et un pantalon sombre, sans doute un jean. Mikael zooma pour que le personnage remplisse tout l'écran à partir de la taille. L'image devint immédiatement encore plus floue.
— C'est un homme. Il mesure environ 1,80 mètre, corpulence normale. Cheveux cendrés mi-longs, pas de barbe. Mais il est impossible de distinguer les traits ou même d'estimer son âge. Ça peut être un adolescent comme un quinquagénaire.
— On peut bidouiller la photo...
— J'ai bidouillé la photo. J'ai même envoyé une copie à Christer Malm de Millenium, qui est un crack en traitement d'images. Mikael cliqua sur une autre photo. Ce que nous avons là est ce qu'on peut obtenir de mieux. L'appareil photo est tout simplement trop nul et la distance trop grande.
— Tu as montré cette photo à quelqu'un ? Les gens peuvent reconnaître l'attitude...
— Je l'ai montrée à Dirch Frode. Il n'a aucune idée de qui ça peut être.
— Dirch Frode n'est probablement pas le gars le plus vif à Hedestad.
— Non, mais c'est pour lui et Henrik Vanger que je travaille. Je veux montrer la photo à Henrik avant de commencer à la faire circuler.
— Il ne s'agit peut-être que d'un simple spectateur.
— C'est possible. Mais dans ce cas il a su déclencher une drôle de réaction chez Harriet.
DURANT LA SEMAINE qui suivit, Mikael et Lisbeth travaillèrent sur le cas Harriet pratiquement du réveil au coucher. Lisbeth continua à lire l'enquête et asséna toute une série de questions auxquelles Mikael essaya de répondre. Il ne pouvait y avoir qu'une seule vérité et chaque réponse peu claire, chaque donnée équivoque menèrent à des discussions approfondies. Ils consacrèrent une journée entière à vérifier les horaires des acteurs pendant l'accident sur le pont.
Lisbeth Salander laissait Mikael de plus en plus perplexe. Alors qu'elle ne faisait que parcourir superficiellement les textes de l'enquête, elle semblait continuellement s'arrêter aux détails les plus obscurs et les plus incompatibles.
Ils faisaient une pause chaque après-midi, quand la chaleur les empêchait de rester dans le jardin. A plusieurs reprises, ils allèrent se baigner dans le chenal ou boire un café à la terrasse du café Susanne. Susanne se mit à regarder Mikael avec une froideur ostensible. Il se rendit compte que Lisbeth n'avait pas vraiment l'air d'avoir l'âge requis et que malgré cela elle habitait chez lui, ce qui aux yeux de Susanne le transformait en un vieux en manque de chair fraîche. C'était désagréable.
Mikael continuait ses tours de jogging tous les soirs. Lisbeth ne faisait aucun commentaire sur ses exercices quand il revenait hors d'haleine à la maison. Courir à travers champs n'était apparemment pas l'idée qu'elle se faisait d'un loisir d'été.
— J'ai dépassé la quarantaine, lui dit Mikael. Je suis obligé de faire de l'exercice pour ne pas m'empâter complètement.
— Ah bon.
— Tu ne pratiques aucune activité physique ?
— Un peu de boxe de temps en temps.
— De la boxe ?
— Oui, tu sais, avec des gants.
Mikael alla prendre une douche et essaya d'imaginer Lisbeth sur un ring de boxe. Il n'était pas impossible qu'elle se moquât de lui. Une question indispensable s'imposait.
— Tu boxes dans quelle catégorie de poids ?
— Aucune. Je fais un peu de sparring contre les gars d'un club de boxe à Söder.
Pourquoi est-ce que je ne suis pas étonné ? pensa Mikael. Mais il constata qu'elle venait en tout cas de raconter quelque chose sur elle-même. Il n'avait toujours aucune donnée de base la concernant ; pourquoi elle avait commencé à travailler pour Armanskij, quelle était sa formation ou ce que faisaient ses parents. Dès que Mikael essayait de lui parler de sa vie privée, elle se fermait comme une huître et répondait par monosyllabes ou l'ignorait totalement.
UN APRÈS-MIDI, Lisbeth Salander posa soudain un classeur et regarda Mikael avec un pli entre les sourcils.
— Qu'est-ce que tu sais sur Otto Falk ? Le pasteur.
— Assez peu. J'ai rencontré le pasteur actuel, une femme, dans l'église quelques fois au début de l'année et elle m'a dit que Falk vit toujours mais qu'il est pensionnaire dans une maison de retraite à Hedestad. Alzheimer.
— Il est d'où ?
— D'ici, de Hedestad. Il a fait ses études à Uppsala et il avait dans les trente ans quand il est revenu.
— Il n'était pas marié. Et Harriet le voyait.
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Je constate seulement que le flic, ce Morell, est assez indulgent avec lui lors des interrogatoires.
— Dans les années 1960, les pasteurs jouissaient encore d'un autre statut social. C'était tout naturel qu'il habite ici sur l'île, au plus près du pouvoir si je puis dire.
— Je me demande si les policiers ont vraiment passé au crible le presbytère. On voit sur les photos que c'était une grande bâtisse en bois, et il devait y avoir plein d'endroits où cacher un corps pendant quelque temps.
— C'est vrai. Mais rien dans la doc n'indique qu'il aurait un lien avec des meurtres en série ni avec la disparition de Harriet.
— Tu te trompes, dit Lisbeth Salander avec un petit sourire en coin. Premièrement il était pasteur, et les pasteurs sont bien placés pour avoir un rapport particulier avec la Bible. Deuxièmement, il est le dernier à avoir vu Harriet et parlé avec elle.
— Mais il s'est immédiatement rendu sur le lieu de l'accident et il y est resté plusieurs heures. On le voit sur plein de photos, surtout pendant le laps de temps où Harriet a dû disparaître.
— Bof, je me charge de démonter son alibi vite fait. Mais c'est à autre chose que je pensais. Nous sommes confrontés à un tueur de femmes sadique.
— Oui ?
— J'ai été... j'avais un peu de temps libre ce printemps et j'ai lu des choses sur les sadiques dans un tout autre contexte. Un des documents que j'ai lus était un manuel du FBI aux Etats-Unis, qui affirme qu'un nombre frappant de tueurs en série arrêtés viennent de foyers avec des dysfonctionnements et que dans leur enfance ils ont pris plaisir à torturer des animaux. De nombreux tueurs en série américains ont de plus été arrêtés pour incendie criminel.
— Sacrifice d'animaux et sacrifice par le feu, tu veux dire.
— Oui. Les animaux torturés et le feu interviennent dans plusieurs des cas notés par Harriet. Mais je pensais plutôt au presbytère qui a brûlé vers la fin des années 1970.
Mikael réfléchit un moment.
— C'est vague, finit-il par dire.
Lisbeth Salander hocha la tête.
— Je suis d'accord. Mais ça vaut d'être noté. Je ne trouve rien dans l'enquête sur la cause de l'incendie et j'aimerais beaucoup savoir s'il y a eu d'autres incendies mystérieux dans les années 1960. Ce serait intéressant aussi de se renseigner sur des cas éventuels de cruauté envers des animaux ou des amputations d'animaux dans la région à cette époque-là.
QUAND LISBETH ALLA SE COUCHER le septième soir à Hedeby, elle était légèrement irritée contre Mikael Blomkvist. Pendant une semaine, elle avait passé pratiquement chaque minute éveillée avec lui ; habituellement, sept minutes passées en compagnie de quelqu'un d'autre suffisaient à lui donner mal à la tête.
Elle avait constaté depuis longtemps que les relations sociales n'étaient pas son fort et elle s'était préparée à une vie de solitaire. Elle en était parfaitement satisfaite pourvu que les gens la laissent tranquille sans se mêler de ses affaires. Malheureusement, l'entourage était moins sage et avisé ; et cela l'obligeait continuellement à se bagarrer contre des autorités sociales, des autorités de protection de l'enfance et autre commission des Tutelles, contre le fisc, la police, les curateurs, des psychologues, des psychiatres, des professeurs et des videurs qui ne voulaient jamais la laisser entrer dans les boîtes de nuit bien qu'elle ait maintenant vingt-cinq ans (à part ceux du Moulin, qui la connaissaient). Il existait toute une armée de gens qui semblaient n'avoir rien de mieux à foutre que d'essayer de diriger sa vie et, si possible, de corriger la façon de vivre qu'elle avait choisie.
Читать дальше