Globalement, Bublanski avait de bons pourcentages de réussite et était considéré parmi ses collègues comme particulièrement qualifié.
Ses collègues considéraient cependant Bublanski comme une sorte d'original, en partie parce qu'il était juif et qu'il portait la kippa dans les couloirs de l'hôtel de police lors de certaines fêtes. Un jour, cela avait occasionné le commentaire d'un préfet de police désormais à la retraite, qui estimait inconvenant de porter la kippa à l'hôtel de police, de la même façon qu'il n'accepterait pas non plus un policier qui se baladerait en turban. Il n'y eut cependant jamais de véritable débat sur le sujet. Un journaliste ayant intercepté le commentaire avait commencé à poser des questions, sur quoi le préfet s'était rapidement retiré dans son bureau.
Bublanski appartenait à la communauté de Söder, et il commandait des repas végétariens s'il n'y avait pas de repas casher disponibles. Il n'était cependant pas suffisamment orthodoxe pour ne pas travailler le jour du sabbat. Dès le début, Bublanski comprit que le double meurtre d'Enskede ne serait pas une enquête de routine. Richard Ekström lui avait parlé en aparté dès qu'il avait franchi les portes peu après 8 heures.
— On dirait une sale histoire, salua Ekström. Le couple qui a été tué est formé d'un journaliste et d'une criminologue. Et ce n'est pas tout. C'est un autre journaliste qui les a trouvés.
Bublanski hocha la tête. C'était là pratiquement une garantie que l'affaire serait surveillée de près et épluchée dans les médias.
— Et pour remuer encore un peu plus le couteau dans la plaie : le journaliste qui a trouvé le couple est Mikael Blomkvist de Millenium.
— Hou là ! dit Bublanski.
— Connu pour le cirque autour de l'affaire Wennerström.
— On a une idée du mobile ?
— A l'heure qu'il est, aucune. Les victimes ne sont pas connues de nos services. Tout indique un couple bien rangé. La femme devait soutenir sa thèse d'ici peu. Par conséquent : priorité maximum pour cette affaire.
Bublanski hocha la tête. Pour lui, les meurtres avaient toujours la priorité absolue.
— On y affectera un groupe. Tu vas devoir travailler très vite et je veillerai à ce que tu disposes de tous les moyens. Tu auras Hans Faste et Cuit Bolinder pour t'assister. On détachera également Jerker Holmberg. Il travaille sur le meurtre de Rinkeby mais il semblerait que le coupable ait filé à l'étranger. Holmberg est un investigateur hors pair sur les scènes de crimes. Au besoin tu pourras aussi faire appel aux enquêteurs de la Crim nationale.
— Je voudrais Sonja Modig.
— Elle n'est pas un peu jeune ?
Bublanski haussa les sourcils et regarda Ekström, surpris.
— Elle a trente-neuf ans, c'est-à-dire seulement quelques années de moins que toi, et avec ça, elle est très finaude.
— D'accord, tu choisis qui tu veux dans ton groupe, mais tu te grouilles. La direction s'est déjà manifestée.
Ce que Bublanski prit comme une très nette exagération. A cette heure matinale, la direction n'avait guère eu le temps encore de quitter la table du petit-déjeuner.
L'ENQUÊTE DE POLICE démarra réellement avec la réunion peu avant 9 heures, où l'inspecteur Bublanski rassembla sa troupe dans une salle de conférence à la Crim départementale. Bublanski contempla le groupe. Il n'était pas tout à fait satisfait de sa composition.
Sonja Modig était la personne présente dans la pièce en qui il avait le plus confiance. Elle travaillait dans la police depuis douze ans, dont quatre à la brigade des crimes avec violence où elle avait participé à plusieurs des enquêtes supervisées par Bublanski. Elle était minutieuse et méthodique, mais Bublanski avait très vite noté qu'elle possédait aussi le don que personnellement il considérait comme le plus précieux dans des enquêtes ardues. Elle avait de l'imagination et la capacité de faire des associations. Dans au moins deux enquêtes complexes, Sonja Modig avait trouvé des liens étranges et tirés par les cheveux que d'autres avaient loupés, et qui avaient permis une ouverture dans les investigations. En outre, Sonja Modig était pourvue d'un humour plein d'esprit que Bublanski appréciait.
Bublanski était satisfait aussi d'avoir Jerker Holmberg dans son groupe. Agé de cinquante-cinq ans, Holmberg était originaire d'Ångermanland. C'était un homme carré et ennuyeux, totalement dépourvu de l'imagination qui rendait Sonja Modig si précieuse. En revanche, Holmberg était selon Bublanski peut-être le meilleur investigateur des scènes de crimes de tout le corps de police suédois. Ils avaient collaboré dans pas mal d'enquêtes au fil des ans et Bublanski avait la ferme conviction que s'il y avait quelque chose à trouver sur le lieu d'un crime, Holmberg le trouverait. Sa tâche première serait donc de prendre la direction des opérations dans l'appartement à Enskede.
Bublanski connaissait assez peu son collègue Curt Bolinder. C'était un homme taciturne et fort, aux cheveux blonds si courts que de loin il paraissait complètement chauve. Bolinder avait trente-huit ans et il venait d'arriver à la brigade après avoir passé de nombreuses années à la police de Huddinge à enquêter sur les gangs criminels. Il avait la réputation de s'emporter facilement et d'avoir une poigne de fer, ce qui était un euphémisme pour dire qu'il employait peut-être envers la clientèle des méthodes pas tout à fait conformes au règlement. Dix ans plus tôt, Curt Bolinder avait été mis en examen pour coups et blessures, mais l'enquête l'avait blanchi sur tous les points.
La réputation de Curt Bolinder se fondait cependant sur un tout autre incident. En octobre 1999, il était allé à Alby avec un collègue coincer un voyou local pour interrogatoire. L'individu n'était pas inconnu de la police. Depuis plusieurs années, il semait la terreur parmi ses voisins d'immeuble et son comportement menaçant lui avait valu quelques dépôts de plaintes. Grâce à un tuyau qu'avait reçu la police, il était maintenant soupçonné d'avoir braqué une boutique de vidéo à Norsborg. L'intervention relativement ordinaire dérapa totalement lorsque le gars sortit un couteau plutôt que de suivre gentiment les policiers. Le collègue avait eu plusieurs blessures aux mains en essayant de le contrer et le pouce gauche tranché avant que le malfaiteur reporte son attention sur Curt Bolinder qui, pour la première fois de sa carrière, fut obligé de se servir de son arme de service. Il tira à trois reprises. Le premier coup était un avertissement. Le deuxième, tiré dans le but d'atteindre le malfaiteur, avait raté sa cible, ce qui en soi était une prestation, vu que la distance était de moins de trois mètres. Le troisième coup de feu avait par contre atteint le gars et déchiré l'aorte, et l'homme avait succombé d'une hémorragie interne en quelques minutes. L'enquête qui s'ensuivit avait totalement dégagé la responsabilité de Curt Bolinder, mais cela donna lieu à un débat médiatique passant au crible le monopole étatique de la violence et où Curt Bolinder fut mentionné sur le même plan que les deux policiers tabasseurs de l'affaire Osmo Vallo.
Bublanski avait commencé par être dubitatif au sujet de Curt Bolinder, mais au bout de six mois il n'avait toujours pas découvert quoi que ce soit qui méritât sa critique directe ni sa colère. Au contraire, Bublanski avait peu à peu commencé à avoir un certain respect pour la compétence taciturne de Curt Bolinder.
Le dernier membre de l'équipe de Bublanski était Hans Faste, quarante-sept ans et vétéran à la brigade des crimes avec violence depuis quinze ans. Faste était la raison directe de l'insatisfaction de Bublanski quant à la composition du groupe. Faste avait un côté plus et un côté moins. Côté plus il y avait une grande expérience et une bonne habitude des enquêtes complexes. Dans la colonne moins, Bublanski considérait Faste comme un homme égocentrique, adepte d'un humour lourdingue susceptible d'importuner tout être normalement constitué et particulièrement lui-même. Le caractère et les attitudes de Faste ne plaisaient tout simplement pas à Bublanski. Restait que si on le tenait serré, il était un enquêteur compétent. De plus, Faste était devenu une sorte de mentor pour Curt Bolinder, que le côté braillard ne semblait pas importuner. Ils formaient souvent un binôme pendant les investigations.
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