Il hocha la tête.
— J'ai voyagé. J'étais obligée de m'en aller. Je n'ai dit au revoir à personne et je suis partie, simplement. Tu t'es fait du souci pour moi ?
Il secoua la tête.
— Tu n'auras jamais besoin de t'inquiéter pour moi.
— Je njmai ét inqet. Tu t'n sors tjours. Mais Armshij ét inq. Je n'ai jamais été inquiet. Tu t'en sors toujours. Mais Armanskij était inquiet.
Elle sourit pour la première fois et Holger Palmgren se détendit. C'était son habituel sourire en coin. Il l'examina, compara le souvenir qu'il avait d'elle avec la fille qu'il voyait devant lui. Elle avait changé. Elle était bien mise, propre et soignée. Elle avait perdu l'anneau dans la lèvre et... hmm... son tatouage d'une guêpe sur le cou avait disparu aussi. Elle avait l'air adulte. Il rit soudain pour la première fois depuis des semaines. On aurait dit un accès de toux.
Le sourire de Lisbeth partit encore plus de guingois et elle sentit tout à coup une chaleur envahir son cœur, une chaleur qu'elle n'avait pas ressentie depuis longtemps.
— Tut e bien srtie. Tu t'en es bien sortie .
Il montra ses habits. Elle hocha la tête.
— Je m'en sors très bien.
— Cment le nveau tteur ? Comment est le nouveau tuteur ?
Holger Palmgren vit le visage de Lisbeth changer et s'assombrir. Sa bouche se tendit un peu. Elle le regarda avec des yeux candides.
— Il est OK... je l'ai en main.
Les sourcils de Palmgren se contractèrent en un point d'interrogation. Lisbeth regarda autour d'elle dans la salle à manger et changea de sujet.
— Ça fait combien de temps que tu es ici ?
Palmgren n'était pas né de la dernière pluie. Il avait eu une attaque et il avait du mal à parler et à coordonner ses mouvements, mais ses capacités de compréhension étaient intactes et son radar nota immédiatement la différence de ton dans la voix de Lisbeth Salander. Au cours des années où il l'avait connue, il avait compris qu'elle ne lui mentait jamais directement, mais qu'elle n'était pas non plus entièrement franche. Sa façon de lui mentir consistait à détourner son attention. Le nouveau tuteur n'était définitivement pas sur la liste de ses préférés. Ce qui n'étonnait nullement Holger Palmgren.
Soudain, il se sentit tout contrit. Tant de fois il avait eu l'intention de contacter son confrère Nils Bjurman pour demander comment allait Lisbeth Salander et autant de fois il s'en était abstenu. Et pourquoi ne s'était-il pas attaqué à sa mise sous tutelle tant qu'il avait encore la force de le faire ? Il savait pourquoi — très égoïstement il avait voulu maintenir vivant le contact avec elle. Il aimait cette foutue môme compliquée comme si elle était la fille qu'il n'avait jamais eue, et il voulait avoir une raison de garder le contact avec elle. Et c'était trop difficile aussi et trop lourd pour un paquet comme lui dans une maison de santé de se mettre à fouiller, alors qu'il se trouvait dans un état où il ne pouvait même pas ouvrir lui-même sa braguette quand il allait aux toilettes. Il avait l'impression qu'en réalité c'était lui qui avait trahi Lisbeth Salander. Mais elle survit toujours... C'est la personne la plus compétente que j'aie jamais rencontrée.
— Le trbl.
— Je n'ai pas compris.
— Le tribnal.
— Le tribunal ? Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Faut nul ta ms... mssou mssoutl...
Le visage de Holger Palmgren s'empourpra et se tordit parce qu'il n'arrivait pas à formuler les mots. Lisbeth mit une main sur son bras et serra doucement.
— Holger... ne t'inquiète pas pour moi. J'ai au programme de m'attaquer à ma mise sous tutelle très bientôt. Ce n'est plus ton boulot de t'inquiéter... mais il n'est pas invraisemblable que j'aie besoin de tes conseils en temps voulu. Ça te va ? Est-ce que tu pourras être mon avocat si j'ai besoin de toi ?
Il secoua la tête.
— Trp vieux. Il frappa sur la table avec les jointures de sa main. Vieux... en.
— Oui, tu es un foutu vieux con si tu prends cette attitude-là. J'ai besoin d'un avocat. C'est toi que je veux. Tu ne pourras peut-être pas faire une plaidoirie au tribunal mais tu pourras me donner des conseils quand il faudra. D'accord ?
Il secoua la tête de nouveau. Puis il la hocha.
— Te tra ?
— Je ne comprends pas.
— Cqe ton treva ? Pa Rmskich. C'est quoi, ton travail ? Pas Armanskij.
Lisbeth hésita une minute tout en réfléchissant à la manière d'expliquer sa situation. Ça devenait compliqué.
— Holger, je ne travaille plus pour Armanskij. Je n'ai plus besoin de travailler pour lui pour gagner ma croûte. J'ai de l'argent et je me porte très bien.
Les sourcils de Palmgren se contractèrent de nouveau.
— J'ai l'intention de venir te voir souvent à partir de maintenant. Je vais te raconter... mais n'allons pas trop vite. Là, pour le moment, il y a autre chose que j'ai envie de faire.
Elle se pencha en avant, monta un sac sur la table et en sortit un échiquier.
— Ça fait deux ans que je n'ai pas eu l'occasion de te battre.
Il se résigna. Elle tramait quelque chose de louche qu'elle ne voulait pas lui raconter. Il était persuadé qu'il formulerait des réticences mais il avait aussi suffisamment confiance en elle pour savoir que quoi qu'elle fasse, c'était peut-être Juridiquement Douteux mais pas un crime contre les Lois de Dieu. Car contrairement à la plupart des gens, Holger Palmgren était certain que Lisbeth Salander était quelqu'un d'authentiquement moral. Son problème était que sa morale ne correspondait pas toujours avec ce que préconisait la loi.
Elle disposa les échecs devant lui et il comprit avec un choc que c'était son propre échiquier. Elle devait l'avoir volé dans l'appartement après qu'il avait eu son attaque. Comme un souvenir ? Elle lui laissa les blancs. Brusquement, il fut heureux comme un gamin.
LISBETH SALANDER RESTA avec Holger Palmgren pendant deux heures. Elle l'avait battu trois fois quand une infirmière vint interrompre leurs chamailleries au-dessus de l'échiquier en expliquant que c'était l'heure de la séance de rééducation de l'après-midi. Lisbeth ramassa les pièces et replia l'échiquier.
— Est-ce que vous pouvez me dire en quoi consiste la rééducation ? dit-elle à l'infirmière.
— Entraînement musculaire et coordination. Et on fait des progrès, n'est-ce pas ?
La dernière question était adressée à Holger Palmgren. Il hocha la tête.
— Vous arrivez déjà à marcher sur plusieurs mètres. Cet été, vous pourrez vous promener tout seul dans le parc. C'est votre fille ?
Les yeux de Lisbeth et de Holger Palmgren se croisèrent.
— Fi dptive. Fille adoptive.
— C'est chouette que tu sois venue le voir. Traduction : Merde alors, où t'étais passée pendant tous ces mois ?
Lisbeth ignora la critique sous-entendue. Elle se pencha et l'embrassa sur la joue.
— Je reviens te voir vendredi.
Holger Palmgren se leva péniblement du fauteuil roulant. Elle marcha avec lui jusqu'à un ascenseur où leurs chemins se séparèrent. Dès que les portes d'ascenseur se furent refermées, elle fila à l'accueil et demanda à parler au responsable. On lui indiqua un Dr A. Sivarnandan, qu'elle trouva dans un bureau plus loin dans le couloir. Elle se présenta et expliqua qu'elle était la fille adoptive de Holger Palmgren.
— Je voudrais savoir comment il va et ce qui va se passer pour lui.
Le Dr Sivarnandan ouvrit le dossier de Holger Palmgren et lut les premières pages. Sa peau était grêlée et il avait une fine moustache qui agaçait Lisbeth. Il finit par lever les yeux. Il parlait de façon surprenante avec un accent finlandais. On aurait carrément dit un personnage de Moumine.
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