— Ça semble des broutilles.
— Ce sont des broutilles, effectivement. Sauf que pour ramasser ces sommes assez modiques, il faut que cent filles soient violées. Ça me rend dingue.
— Tu ne m'as pas l'air d'un chercheur objectif. Mais s'il faut trois gars pour une fille, ça veut dire qu'entre cinq cents et six cents hommes se remplissent les poches de cette manière.
— Moins que ça probablement. Je dirais un peu plus de trois cents types.
— Ça ne paraît pas un problème insurmontable, dit Erika.
— Nous votons des lois et nous nous indignons dans les médias, mais pratiquement personne n'a discuté avec une prostituée de l'ex-URSS et personne n'a la moindre idée de ce qu'est sa vie.
— Comment ça fonctionne ? Je veux dire en pratique. Ça doit être assez difficile de faire venir de Tallinn une fille de seize ans sans que ça se remarque. Comment ça se passe à leur arrivée ? demanda Mikael.
— Quand j'ai commencé mes recherches sur ce sujet, je croyais qu'il s'agissait d'une activité très bien organisée, gérée par une sorte de mafia professionnelle qui faisait passer la frontière aux filles avec plus ou moins d'élégance.
— Mais ce n'est pas le cas ? dit Malou Eriksson.
— Le trafic est organisé mais j'ai été si j'ose dire profondément déçue de m'apercevoir qu'en réalité il s'agit de plusieurs bandes, petites et assez désorganisées. Oubliez les costards chic et la bagnole de sport — la bande moyenne a deux-trois membres, la moitié sont des Russes ou des Baltes, l'autre moitié des Suédois. Le chef, il faut vous le représenter la quarantaine, vêtu d'un débardeur, en train d'écluser une bière tout en se grattant le bide, à considérer comme socialement arriéré sous certains aspects et ayant eu des problèmes toute sa vie.
— Voilà qui est romantique.
— Sa vision des femmes date de l'âge de pierre. C'est un violent notoire, il est souvent ivre et il casse la gueule de quiconque ose protester. Chacun a son rang dans la bande et ses collaborateurs ont souvent peur de lui.
LA LIVRAISON DE MEUBLES D'IKEA arriva vers 9 h 30 trois jours plus tard. Deux balèzes serrèrent la main de la blonde Irene Nesser qui parlait avec un accent norvégien marrant. Puis ils firent la navette dans l'ascenseur sous-dimensionné et s'attelèrent à l'assemblage des tables, des armoires et des lits. Les gars étaient d'une efficacité redoutable et semblaient connaître par cœur le guide de montage. Irene Nesser descendit aux halles de Söder acheter des plats grecs à emporter et les invita à déjeuner.
Les gars d'Ikea avaient terminé vers 17 heures et ils rassemblèrent et embarquèrent tous les cartons. Quand ils furent partis, Lisbeth Salander retira sa perruque et se balada dans l'appartement en se demandant si elle allait se sentir bien dans son nouveau domicile. La table de la cuisine avait l'air trop élégante pour être son style. Dans la pièce jouxtant la cuisine, qui donnait à la fois sur l'entrée et la cuisine, elle avait installé son séjour avec les canapés modernes et un groupe de fauteuils autour d'une table basse devant la fenêtre. Elle était satisfaite de la chambre à coucher et s'assit doucement sur le matelas pour en éprouver le confort.
Elle jeta un regard vers la pièce de travail avec vue sur les eaux du Saltsjön. Adjugé, c'est efficace. Je vais pouvoir bosser ici.
Elle ne savait cependant pas exactement sur quoi elle travaillerait, et pour le reste elle se sentait à la fois hésitante et critique en regardant ses meubles.
Bon, on verra bien ce que ça donnera.
Lisbeth passa le reste de la soirée à défaire des paquets et à trier ses affaires. Elle fit le lit et rangea des serviettes, des draps et des taies d'oreiller dans l'armoire à linge. Elle ouvrit les sacs avec ses nouveaux vêtements et les rangea dans les penderies. Malgré ses achats massifs, elle ne remplit qu'une infime partie de l'espace. Elle mit les lampes en place, et les casseroles, la vaisselle et les couverts dans les placards de la cuisine.
Elle jeta un coup d'œil perplexe sur les murs vides et réalisa qu'elle aurait dû acheter des posters ou des tableaux ou des trucs de ce genre. Les gens normaux avaient ça sur leurs murs et elle devrait sans doute en avoir aussi. Une plante verte n'aurait pas fait de mal non plus.
Ensuite, elle ouvrit les cartons qu'elle avait apportés de Lundagatan et tria des livres, des journaux, des coupures et de la doc accumulée dans ses recherches, qu'elle devrait sans doute jeter. Elle bazarda généreusement de vieux tee-shirts usés et des chaussettes trouées. Tout à coup, elle trouva un gode, encore dans son paquet d'origine. Elle afficha un sourire en coin. C'était un des cadeaux d'anniversaire loufoques de Mimmi deux ans plus tôt, et elle avait totalement oublié son existence, elle ne l'avait même jamais essayé. Elle décida de remédier à cela et alla placer le gode dressé sur sa base sur la commode près du lit.
Puis elle retrouva son sérieux. Mimmi. Elle ressentait une pointe de mauvaise conscience. Elle était sortie assez régulièrement avec Mimmi pendant un an, puis elle l'avait abandonnée pour Mikael Blomkvist sans un mot d'explication. Elle n'avait ni dit au revoir ni annoncé son intention de quitter la Suède. Elle n'avait ni signalé son départ ni échangé le moindre mot avec Dragan Armanskij ou les filles des Evil Fingers, qui devaient la croire morte. A moins qu'elles ne l'aient oubliée — Lisbeth n'avait jamais été un personnage central du groupe. C'était comme si elle leur avait tourné le dos à tous. Elle réalisa soudain qu'elle n'avait pas non plus dit au revoir à George Bland à la Grenade et se demanda s'il continuait à la guetter sur la plage. Elle médita ce que Mikael Blomkvist lui avait dit au sujet de l'amitié. Je ne soigne pas mes amis. Elle se demanda si Mimmi existait toujours, là, dans la ville, quelque part, et si elle devait donner de ses nouvelles.
Elle passa la plus grande partie de la soirée et un bout de la nuit à trier des papiers dans la pièce de travail, à installer son ordinateur et à surfer sur Internet. Elle vérifia comment se portaient ses investissements et découvrit qu'elle était plus riche qu'un an auparavant.
Elle fit un contrôle de routine de l'ordinateur de maître Nils Erik Bjurman mais ne trouva rien d'intéressant dans son courrier et en tira la conclusion qu'il se tenait à carreau. Elle ne trouva aucune indication qu'il avait eu d'autres contacts avec la clinique à Marseille. Bjurman semblait même avoir diminué son activité, professionnelle comme privée, et passait son temps à végéter. Il utilisait rarement le courrier électronique et quand il surfait sur le Net, c'était principalement pour visiter des sites pornos.
Elle ne se déconnecta que vers 2 heures. Elle alla dans la chambre, se déshabilla et lança les vêtements sur une chaise. Puis elle passa dans la salle de bains. Le coin près de l'entrée avait des miroirs d'angle du sol au plafond. Elle s'examina un long moment. Elle détailla son visage anguleux et de travers, sa nouvelle poitrine et son gros tatouage dans le dos. Il était beau, un long dragon serpentant en rouge, vert et noir, qui commençait sur l'épaule et dont la mince queue continuait sur la fesse droite pour s'arrêter sur la cuisse. Au cours de son année de voyages, elle avait laissé pousser ses cheveux jusqu'aux épaules mais, la dernière semaine à la Grenade, elle avait soudain pris des ciseaux et coupé ses cheveux court. Ils pointaient encore dans tous les sens.
Elle sentit tout à coup qu'un changement fondamental avait eu lieu ou était en train de se produire dans sa vie. C'était peut-être le danger quand on disposait soudain de milliards et n'était plus obligé de penser au moindre sou. C'était peut-être aussi le monde adulte qui finissait par la contaminer. C'était peut-être le fait de se rendre compte que la mort de sa mère avait mis un point final à son enfance.
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