Ma foi, c’était l’essentiel ; et elle avait réussi à le dire. Quelques sourcils perplexes se froncèrent çà et là dans la salle. On pouvait presque entendre grincer les mécanismes des cerveaux.
Mais LaGuerta se contenta de hocher la tête.
« C’est une idée très… intéressante, agent Morgan », dit-elle. Elle accentua très légèrement au passage le mot « agent », afin de nous rappeler que, certes, on vivait dans une démocratie où chacun pouvait s’exprimer librement, mais tout de même… « Mais je continue à croire que la meilleure solution est de trouver notre témoin. On sait qu’il est quelque part dans la nature. » Elle sourit, avec une expression timide toute politique. « Il ou elle, ajouta-t-elle, pour nous prouver qu’elle savait se montrer vive. Un témoin a vu quelque chose. Les preuves sont formelles. Concentrons-nous là-dessus et laissons les gars de Broward perdre leur temps avec des chinoiseries, d’accord ? » Elle marqua un temps d’arrêt, tandis qu’un petit gloussement parcourait la salle. « Mais, agent Morgan, je vous serais reconnaissante de continuer à questionner les prostituées. On vous connaît là-bas. »
Mon Dieu, quel talent ! Elle avait dissuadé quiconque d’accorder la moindre réflexion à l’hypothèse de Deb, l’avait remise à sa place et, par la même occasion, avait ressoudé l’équipe grâce à sa blague concernant notre vieille rivalité avec le comté de Broward. Tout ça en quelques mots. J’eus presque envie d’applaudir.
Sauf que bien sûr j’étais dans le camp de la pauvre Deborah, et qu’elle venait de se faire démolir. Sa bouche s’ouvrit quelques secondes, puis se referma, et je vis les muscles de sa mâchoire se nouer comme elle repassait prudemment en mode Flic Neutre. Une belle performance aussi, à sa façon, mais, il faut l’avouer, dans une catégorie bien en dessous de celle de LaGuerta.
La réunion se poursuivit sans incidents. Il n’y avait pas vraiment grand-chose à ajouter. Aussi, très peu de temps après la rebuffade magistrale de LaGuerta, le groupe se dispersa et nous nous retrouvâmes dans le couloir.
« La garce, siffla Deborah entre ses dents. Non mais, quelle garce !
— Très juste », approuvai-je. Elle me lança un regard noir.
« Merci infiniment. Tu m’as été d’un grand secours. » Je levai les sourcils.
« On avait convenu que je devais rester en dehors. Pour que tout le mérite te revienne.
— Tu parles de mérite ! Elle m’a fait passer pour une imbécile, dit-elle d’une voix rageuse.
— Sauf votre respect, ma sœur, vous ne vous en êtes pas si mal tirée. »
Deborah me regarda, puis détourna les yeux et agita furieusement ses mains.
« Qu’est-ce que j’étais supposée dire ? Je ne fais même pas partie de l’équipe. Je suis juste là parce que le commissaire leur a demandé de me laisser participer.
— Et il n’a pas précisé qu’ils devaient t’écouter, dis-je.
— Ce qu’ils ne font pas. Et ne feront jamais, renchérit Deborah amèrement. Au lieu de m’ouvrir la porte de la Criminelle, cette affaire va faire capoter ma carrière. Je vais finir contractuelle, Dexter.
— Il y a moyen de s’en sortir, Deb », dis-je.
Mais le regard qu’elle dirigea vers moi ne contenait plus qu’un semblant d’espoir.
« Comment ? » demanda-t-elle.
Je lui souris de mon sourire le plus réconfortant, le plus encourageant, dans le genre je-ne-suis-pas-vraiment-un-requin.
« Trouve le camion », dis-je.
Il se passa trois jours avant que ma chère sœur adoptive me redonne de ses nouvelles – une période relativement longue pour elle. Elle apparut dans mon bureau le jeudi, juste après la pause de midi, l’air maussade.
« Je l’ai trouvé, dit-elle sans que je sache ce dont elle parlait.
— Trouvé quoi, Deb ? demandai-je. La fontaine de la contrariété ?
— Le camion, répondit-elle. Le camion frigorifique.
— Mais c’est une excellente nouvelle, dis-je. Tu en fais une tête ! On dirait que tu cherches qui tu pourrais bien frapper.
— C’est le cas, rétorqua-t-elle en jetant sur mon bureau une liasse de pages agrafées. Juge par toi-même. »
Je les pris et jetai un œil à la première page.
« Ah ! fis-je. Combien en tout ?
— Vingt-trois. En un mois, on a signalé vingt-trois camions frigo volés. Les gars de la Circulation disent que la plupart finissent au fond d’un canal, carbonisés par leurs propriétaires qui veulent récupérer l’argent de l’assurance. Personne ne se fatigue jamais à les retrouver. Ça va être exactement la même chose pour ceux-là.
— Bienvenue à Miami », conclus-je.
Deborah soupira et me reprit la liste des mains avant de se laisser tomber sur le siège en face de moi, comme si elle n’avait plus d’os pour la soutenir.
« Je ne vois vraiment pas comment je pourrais vérifier tout ça. Ça me prendrait des mois. Merde, Dexter ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Je secouai la tête.
« Désolé, Deb. Mais maintenant on n’a plus qu’à attendre.
— C’est tout ? Attendre bêtement ?
— C’est tout », dis-je.
Et ce fut tout. Pendant plus de deux semaines, c’est ce qu’on fit. On attendit.
Et puis…
Je me réveillai en sueur, sans trop savoir où j’étais et absolument certain qu’un autre meurtre était sur le point de se produire. Quelque part à proximité, IL était à la recherche de sa prochaine victime, se glissant à travers la ville tel un requin autour des récifs. J’en étais si sûr que je distinguais presque le doux bruit du ruban adhésif qu’on déroule. Il était là quelque part, occupé à assouvir son Passager Noir, et celui-ci dialoguait avec le mien. Et dans mon sommeil je l’avais serré de près, comme un rémora fantôme qui l’aurait escorté dans sa lente ronde.
Je me redressai sur mon petit lit bien à moi et repoussai les couvertures entortillées. Le réveil sur la table de nuit indiquait 3:14. Cela faisait quatre heures que j’étais couché et j’avais l’impression d’avoir passé tout ce temps à crapahuter dans la jungle, un piano accroché sur le dos. J’étais en nage, je me sentais raide et bête, incapable de former la moindre pensée au-delà de la certitude qu’en ce moment même cela se produisait quelque part – sans moi.
Le sommeil m’avait abandonné pour la nuit, pas de doute. J’allumai la lampe. Mes mains étaient moites et tremblaient légèrement. Je les essuyai sur le drap mais ce fut sans effet. Les draps étaient tout aussi mouillés. Je me rendis d’un pas trébuchant à la salle de bains. Je tins mes mains sous l’eau un moment. Le robinet laissait couler un filet tiède, à température ambiante, et un court instant je me lavai les mains dans du sang, l’eau devint rouge ; l’espace d’une seconde, dans la pénombre de la salle de bains, le lavabo fut rouge sang.
Je fermai les yeux.
Le monde bascula.
J’avais voulu effacer cette illusion d’optique causée par mon cerveau embrumé : fermer les yeux, les rouvrir, la vision aurait disparu et ce serait à nouveau de l’eau propre toute simple qui coulerait dans la vasque. Au lieu de quoi, c’était comme si en fermant mes yeux j’en avais ouvert une deuxième paire sur un autre monde.
J’étais de nouveau dans mon rêve, en train de flotter comme une lame de couteau au-dessus des lumières de Biscayne Boulevard, en train de voler, froid et bien affilé, et prêt à fondre sur ma proie et…
Je rouvris les yeux. L’eau n’était que de l’eau.
Mais qu’étais-je, moi ?
Je secouai la tête violemment. Du calme, mon vieux. Pas de Dexter qui perd la boule, OK ? Je pris une profonde inspiration et jetai un coup d’œil à mon reflet. Dans le miroir j’avais la tête de toujours. Une expression soigneusement maîtrisée. Des yeux bleus calmes et moqueurs, une imitation parfaite de la vie humaine. Mis à part le fait que mes cheveux rebiquaient comme ceux de Stan Laurel, je ne voyais aucun signe de ce qui avait court-circuité mon cerveau endormi et m’avait tiré du sommeil.
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