Tito Puente se lança dans un nouvel air, une mélodie un peu plus douce, et je devins plus résigné. Après tout, on doit tous mourir un jour. Certes, cette façon de périr ne comptait pas parmi mes préférées. S’endormir et ne plus se réveiller arrivait en premier sur ma liste, quoiqu’à présent elle me parût presque de mauvais goût.
Que verrais-je lorsque je mourrais ? J’ai beaucoup de mal à croire en l’âme, ou à l’Enfer et au Paradis, et à toutes ces inepties religieuses. Si les êtres humains avaient une âme, pourquoi n’en aurais-je pas une également ? Et je peux vous assurer que je n’en ai pas. Étant ce que je suis, comment pourrais-je en avoir une ? Impensable. C’est déjà assez dur comme ça d’être moi. Être moi avec une âme et une conscience, et la menace d’une vie après la mort, serait intolérable.
Mais songer que ce merveilleux moi, unique au monde, allait disparaître pour ne plus jamais revenir… c’était très triste. Tragique, même. Peut-être devais-je envisager la réincarnation. Aucun contrôle, là, bien sûr. Je pouvais revenir en bousier, ou pire, en un autre monstre comme moi. Ma mort, en tout cas, ne chagrinerait personne, surtout si Deb s’en allait en même temps. Égoïstement, j’espérai que je partirais le premier. Histoire d’en finir plus vite. Cette mascarade avait duré trop longtemps. Il était temps qu’elle s’achève. C’était aussi bien, finalement.
Tito entama une nouvelle chanson, très romantique celle-là, avec des paroles du style Te amo , et maintenant que j’y pensais, il se pouvait fort bien que ma mort chagrine Rita, cette idiote. Et Cody et Astor, à leur façon un peu détraquée, regretteraient aussi mon absence. Je ne sais comment, j’avais contracté toute une série de liens affectifs ces derniers temps. Comment faisais-je pour me retrouver toujours dans ces situations ? Et n’avais-je pas eu exactement les mêmes pensées très récemment, tandis que j’étais suspendu sous l’eau dans la voiture renversée de Deborah ? Pourquoi passais-je tant de temps à mourir dernièrement, et à tout louper ? Comme je ne le savais que trop bien, je ne pouvais plus y changer grand-chose.
J’entendis Danco entrechoquer des outils et je tournai la tête pour voir. Il m’était encore très difficile de bouger, mais j’y arrivais tout de même un peu mieux, et je parvins à fixer mon regard sur lui. Il avait une grosse seringue à la main et s’approchait du sergent Doakes, en brandissant l’instrument comme s’il souhaitait être vu et admiré.
— Il est l’heure de se réveiller, Albert, lança-t-il d’un ton enjoué, avant d’enfoncer l’aiguille dans le bras de Doakes. L’espace de quelques secondes, rien ne se passa ; puis Doakes se réveilla, secoué par une convulsion, et émit une agréable série de grognements et de geignements, tandis que le Docteur Danco restait planté là à le regarder et à savourer ce moment, la seringue de nouveau brandie.
Il y eut une sorte de bruit sourd en provenance de l’avant de la maison ; Danco fit aussitôt volte-face et saisit son fusil de paintball à l’instant même où l’imposante forme chauve de Kyle Chutsky remplissait l’encadrement de la porte. Comme je le craignais, il s’appuyait sur sa béquille et tenait un pistolet d’une main visiblement transpirante et mal assurée.
— Fils de pute, cria-t-il, et le Docteur Danco lui tira dessus avec son fusil de paintball, une fois, puis deux fois. Chutsky le regarda fixement, bouche bée, et Danco abaissa son arme tandis que Chutsky commençait à glisser au sol.
Mais juste derrière lui, invisible tant qu’il était debout, se trouvait ma chère sœur Deborah, la plus belle vision qu’il m’ait été donné de voir, après le pistolet Glock qu’elle tenait fermement dans sa main droite. Elle ne perdit pas de temps à transpirer ou à insulter Danco. Elle contracta seulement ses mâchoires et déchargea deux coups rapides qui atteignirent Danco en pleine poitrine et le soulevèrent du sol pour le propulser sur Doakes, occupé à pousser des cris stridents.
Pendant un très long moment, tout fut à nouveau calme et immobile, mis à part la musique de l’impitoyable Tito Puente. Puis Danco glissa de la table et tomba à terre, tandis que Deb s’agenouillait près de Chutsky pour tâter son pouls. Elle l’installa dans une position plus confortable, l’embrassa sur le front avant de se tourner enfin vers moi.
— Dex, me dit-elle. Tu vas bien ?
— Ça va pas trop mal, sœurette, répondis-je, me sentant légèrement étourdi. Mais par pitié, éteins cette horrible musique.
Elle alla jusqu’au radiocassette déglingué, arracha la prise du mur et regarda le sergent Doakes dans le profond silence qui se fit, en essayant de ne pas manifester ses émotions.
— On va vous sortir de là, Doakes, dit-elle. Ça va aller. Elle posa la main sur son épaule tandis qu’il se mettait à sangloter, puis elle se tourna brusquement et revint vers moi, les yeux pleins de larmes. Nom de Dieu, murmura-t-elle en me détachant. Il est vraiment dans un sale état.
Il m’était un peu difficile de ressentir de l’affliction pour Doakes alors qu’elle déchirait les derniers morceaux de ruban adhésif qui entravaient mes poignets, car j’étais enfin libre, totalement libéré, de mes liens, du Docteur, des services à rendre et, apparemment, oui, j’étais également délivré du sergent Doakes lui-même.
Je me levai, ce qui ne fut pas aussi facile qu’on pourrait le croire. J’étirai mes pauvres membres engourdis tandis que Deborah attrapait sa radio pour appeler nos amis du département de la police de Miami Beach. Je m’approchai de la table d’opération. C’était un détail, mais ma curiosité avait pris le dessus. Je tendis le bras et saisis le bout de papier scotché sur le rebord de la table.
De son écriture tremblée, Danco avait tracé en lettres capitales le mot : « TRAÎTRISE ». Cinq lettres étaient barrées.
Je baissai les yeux sur Doakes. Il soutint mon regard, les yeux écarquillés, dardant une haine qu’il ne serait plus jamais capable d’exprimer.
Ce qui prouve que, parfois, il peut vraiment y avoir des fins heureuses.
C’est un spectacle superbe que de regarder le soleil apparaître au-dessus de l’eau dans le silence d’un matin subtropical du sud de la Floride. C’est encore plus beau lorsqu’une énorme lune jaune vient frôler l’horizon à l’opposé, puis se pare d’une teinte argentée avant de se glisser sous les vagues pour laisser le soleil régner seul dans le ciel. Et quel bonheur d’assister à ce spectacle en pleine mer, sur le pont d’un Cruiser de 26 pieds, alors qu’on dénoue les dernières tensions de son cou et de ses bras, fatigué mais comblé, et tellement heureux enfin, après une nuit de travail qui s’était fait trop attendre.
J’allais bientôt regagner mon propre petit bateau, que je tirais à l’arrière, puis je jetterais à l’eau le câble de remorque avant de repartir, bercé par le bruit du moteur, dans la direction que la lune avait prise, pour entamer ma nouvelle vie de futur marié. Et le Balbuzard , le Cruiser de 26 pieds que j’avais emprunté, s’en irait lentement dans la direction opposée, vers l’île de Bimini, du côté du Gulf Stream, cette immense rivière sans fond qui, par chance, traverse l’océan tout près de Miami. Le Balbuzard ne parviendrait pas jusqu’à Bimini, il ne franchirait même pas le Gulf Stream. Bien avant que je ne m’endorme, bienheureux, dans mon petit lit, le moteur calerait, noyé, puis le bateau se remplirait doucement d’eau lui aussi, se balançant mollement sur les vagues avant de s’abîmer dans les infinies profondeurs cristallines du Gulf Stream.
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