J’éprouve une grande satisfaction devant cette solution : c’est bien qu’une situation puisse se dénouer aussi simplement, et cette simplicité séduit en moi le monstre qui aime empaqueter et jeter les problèmes. Et puis, ce n’est que justice.
Cerise sur le gâteau : je vais pouvoir passer quelques moments privilégiés avec Alex Doncevic.
Je commence par vérifier où il en est sur mon ordinateur, je suis l’avancement tous les quarts d’heure quand il devient évident qu’on va le relâcher. À 16 h 32, ses papiers sont presque signés et je descends nonchalamment jusqu’au parking pour me rendre devant la porte du centre de détention.
J’y arrive juste à l’heure, et des tas de gens m’ont devancé. Simeon sait vraiment comment donner une fête, surtout pour la presse, et tout le monde attend dans une immense cohue déchaînée. Les camionnettes, paraboles satellites et coiffures hors de prix se battent pour avoir leur place. Quand Doncevic sort en compagnie de Simeon, c’est un concert de caméras, de coups de coude, et la foule se précipite comme une meute de chiens sur un bout de viande.
Depuis ma voiture, je regarde Simeon prononcer une longue et émouvante déclaration, répondre à quelques questions, puis fendre la foule en remorquant Doncevic. Ils montent dans un 4x4 noir et démarrent. J’attends un moment, puis je les suis.
Filer une voiture est relativement simple, surtout à Miami, où la circulation est constamment dense et où les gens ont un comportement irrationnel. Comme c’est l’heure de pointe, c’est pire encore. Je n’ai qu’à rester légèrement en retrait en laissant deux ou trois voitures entre la mienne et leur Lexus. Le comportement de Simeon n’indique en rien qu’il se sait suivi. Bien sûr, même s’il m’a repéré, il ne peut que penser que je suis un journaliste qui espère voler un cliché de Doncevic pleurant de gratitude, et Simeon fera tout pour offrir son meilleur profil.
Je les suis sur North Miami Avenue, puis je laisse un peu de distance quand nous tournons sur la 40 erue nord-est. Je suis à peu près sûr de leur destination, à présent, et comme de bien entendu Simeón se gare devant le bâtiment où Deborah a fait la connaissance de mon nouvel ami Doncevic. Je continue mon chemin, fais le tour du pâté de maisons et repasse au moment où Doncevic descend de la voiture pour gagner le bâtiment.
Heureusement pour moi, je peux me garer à une place d’où je peux surveiller la porte. Je coupe le moteur et j’attends la tombée de la nuit, l’heure de Dexter. Et ce soir, enfin, après un long et morne séjour dans le quotidien, je vais jouer quelques mesures de mon menuet favori. Je me surprends à suivre avec impatience le coucher pompeux et interminable du soleil ; j’ai hâte qu’il fasse nuit. Je la sens qui arrive pour moi, qui s’apprête à m’envahir, qui déploie lentement ses ailes et détend des muscles restés trop longtemps immobiles pour se préparer à bondir…
Mon mobile sonne.
— C’est moi, annonce Rita.
— Évidemment, lui dis-je.
— Je crois que j’ai quelque chose de vraiment bien. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Rien. Qu’est-ce qui est vraiment bien ?
— Quoi ? Oh, je pensais à ce dont nous avions parlé. À propos de Cody.
Je m’extirpe péniblement de l’obscurité qui montait en moi et j’essaie de me rappeler ce dont nous avons parlé à propos de Cody. Il était question de l’aider à sortir de sa coquille, mais je ne me rappelle pas que nous ayons rien décidé en dehors de quelques vagues platitudes destinées à réconforter Rita pendant que je dirigerais méticuleusement les pas de Cody sur la Voie de Harry.
— Ah, d’accord. Oui ? me contenté-je de répondre, dans l’espoir qu’elle m’en dise un peu plus.
— J’ai parlé avec Susan. Tu sais, celle qui habite au 137. Avec le gros chien.
— Oui. Je me rappelle le chien.
Je ne risque pas de l’oublier : il me déteste, comme tous les animaux domestiques. Ils sentent ce que je suis, même quand leurs maîtres n’en ont pas conscience.
— Et son fils, Albert ? Il est chez les scouts et ça lui fait énormément de bien. Je me suis dit que ce serait bien aussi pour Cody.
Au premier abord, l’idée ne rime à rien. Cody ? Chez les scouts ? C’est un peu comme servir du thé et des sandwichs au concombre à Godzilla. Mais alors que je bafouille une réponse, essayant de trouver autre chose qu’un refus scandalisé ou un fou rire, je me surprends à penser que ce n’est pas si idiot. En fait, cette suggestion est excellente et s’accorde parfaitement avec l’idée de faire fréquenter d’autres petits humains à Cody. Et du coup, pris en tenaille entre un refus agacé et un réel enthousiasme, je réponds :
— Wamahéoké.
— Dexter, tout va bien ?
— Je… euh, tu m’as pris de court. J’étais occupé. Mais je trouve que c’est une excellente idée.
— C’est vrai ? Tu le penses ?
— Absolument. C’est la solution rêvée pour lui.
— J’espérais que tu serais d’accord, puis j’ai eu des doutes. Et si… Mais tu le penses vraiment ?
C’est le cas, oui, et je finis par la convaincre. Mais il me faut plusieurs minutes, étant donné que Rita est capable de parler sans respirer et la plupart du temps sans finir sa phrase. Si bien qu’elle arrive à sortir une vingtaine de mots décousus quand j’en prononce un seul.
Le temps que je la convainque et que je raccroche, il commence à faire un peu plus sombre dehors, mais beaucoup moins en moi. Les premières notes de la Danse de Dexter sont assourdies, à présent, devenues indistinctes depuis la cacophonie de l’appel de Rita. Ça va revenir.
En attendant, histoire de m’occuper, j’appelle Chutsky.
— Salut, mon pote, dit-il. Elle a encore ouvert les yeux il y a quelques minutes. Les médecins disent qu’elle revient à elle.
— Merveilleux. Je vais passer un peu plus tard. Là, j’ai quelques petits trucs à régler.
— Il y a des gens de chez vous qui sont passés. Tu connais un certain Israel Salguero ?
Un vélo qui passe dans la rue cogne mon rétro et continue sa route.
— Oui, je le connais. Il est venu ?
— Oui. (Chutsky se tait, attend que je dise quelque chose, mais, comme je ne vois pas quoi, il finit par reprendre :) Il y a un truc chez ce mec.
— Il connaissait notre père.
— Mmm, mmm. Mais autre chose.
— Il est de l’Inspection des services. Il enquête sur le comportement de Deborah dans cette histoire.
— Celui de Deborah ? demande-t-il après un long silence.
— Oui.
— Elle s’est fait poignarder !
— Selon l’avocat, c’est de la légitime défense.
— L’enfoiré !
— Je suis sûr qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. C’est la règle, il doit enquêter.
— Saloperie d’enfoiré. Et il vient ici ? Alors qu’elle est dans un putain de coma ?
— Il connaît Deborah depuis longtemps. Il est sûrement juste venu voir si elle allait mieux.
Très long silence.
— O.K., mon pote, si tu le dis. Mais je ne crois pas que je vais le laisser entrer la prochaine fois.
Je ne sais pas trop ce que va donner le crochet de Chutsky face au sang-froid imperturbable de Salguero, mais je me dis que ce sera intéressant. Chutsky, malgré son air bourru et faussement jovial, est un meurtrier sans état d’âme. Mais Salguero, à l’Inspection des services depuis des années, est à l’épreuve des balles. Si jamais ils devaient en venir aux mains, ce serait un sacré spectacle. Je réponds simplement :
— D’accord. On se voit tout à l’heure.
Maintenant que toutes ces petites questions humaines sont réglées, je me remets à l’affût. Des voitures passent. Des piétons. Je commence à avoir soif et je trouve une bouteille d’eau minérale à moitié pleine sur la banquette arrière. Enfin, la nuit tombe.
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