Puis, un par un, les hommes plongèrent. Deux d’entre eux partirent en remorquant un radeau de caoutchouc chargé à ras bord de caisses mystérieuses. Et une fois de plus Malko resta seul, au milieu des embarcations vides. Lui qui n’était pas émotif avait le cœur qui battait un peu plus vite en pensant qu’à ce moment même les hommes-grenouilles soviétiques allaient peut-être vérifier leur tunnel…
Cette fois, March ne revint qu’une heure plus tard. Il était accompagné de quatre hommes.
— Nous avons besoin de matériel, expliqua-t-il. Tout va bien mais c’est très dur car il y a plus de 20 mètres de fond.
Chaque homme reprit un dinghy. L’un d’eux resta sur place pour repérer l’endroit.
Ils repassèrent devant l’Arkhangelsk. La masse sombre du Marble Head parut follement sympathique à Malko après tout cela. Le tout grouillait d’animation. Étrange pétrolier !
Tous les hommes étaient en tenue de combat. Des piles de caisses s’empilaient sur le pont. Aucune lumière n’était visible… Tout se passait à la clarté de la lune. A cent mètres, de la rive, il était impossible de se douter de quoi que ce soit. Une procession d’ombres recommença à charger les caisses dans les dinghies.
March s’approcha de Malko.
— Nous n’avons plus besoin de vous. Mes hommes ont repéré le tunnel. Il ne reste plus qu’à y acheminer le matériel. C’est presque de la routine, mais il y en a pour plusieurs heures. À moins que vous ne vouliez plonger avec nous…
— Non, non, merci, déclina Malko. Je ne suis pas assez entraîné.
Sur les ponts, trois hommes-grenouilles montaient une étrange machine : un bâti métallique posé sur deux fuseaux en forme de torpilles terminés par une hélice encagée dans un treillis métallique. Deux poignées ressemblant à un guidon de bicyclette étaient fixées sur le bâti. De chaque côté de petits ailerons mobiles dépassaient comme des nageoires.
— Ce sont nos brouettes sous-marines, expliqua March. Nous les avons mises au point d’après les « torpilles Rebikoff ». Conduites par un homme-grenouille, elles peuvent transporter sous l’eau près de 200 kg. Nous en avons six ici qui vont faire la navette entre notre point de repère et le tunnel. Ce serait trop dangereux de se balader au milieu du Bosphore avec notre chargement. Comme on ne peut pas se payer le luxe d’avoir des feux de position…
Fasciné, Malko regarda un des engins s’enfoncer dans l’eau sans un bruit, poussé par une silhouette de caoutchouc noir.
— Il mettra le moteur en route quand il sera à trois ou quatre mètres, expliqua March.
Avant de retourner au carré des officiers ôter sa tenue, Malko remarqua deux silhouettes accroupies de part et d’autre de la coupée, équipées d’armes étranges : de longs fusils surmontés de ce qui ressemblait à une lunette terminée par une sorte d’écran. Le bout du canon était énorme.
— Ce sont des fusils infrarouges équipés de silencieux, dit March. Au cas où nos amis nous surveilleraient et voudraient intervenir. Ils portent à cinq cents mètres et du rivage on n’entendrait même pas la détonation.
Belle organisation ! Malko quitta le pont rassuré. L’opération semblait bien partie. Rhabillé en marin de première classe, il prit place dans la chaloupe officielle.
— On vous appellera demain matin, promit March. Si nous n’avions pas terminé, on s’y remettrait demain.
La chaloupe s’éloigna du pétrolier avec un teuf-teuf rassurant. Celle-là avait un falot à l’arrière…
Malko accosta sur un quai désert. Il regarda sa montre : 11 heures et demie. Lise devait être folle de rage ! La Ford grise était toujours là. Le chauffeur somnolait appuyé sur son volant. Malko le fit sursauter en ouvrant la portière.
— Allez, hop, on va juste en face, dit-il. Tâche de trouver un raccourci.
L’autre rit. En fait de raccourci, il aurait fallu une amphibie.
Dans le noir, Malko eut toutes les peines du monde à se rhabiller convenablement. Le chauffeur conduisait à tombeau ouvert. Ils arrivèrent pile au bac. Il n’y avait presque personne. Dix minutes plus tard la Ford entrait dans Tarabya.
— Laissez-moi là, dit Malko.
Il descendit de la voiture qui fit demi-tour immédiatement. La terrasse du restaurant était à cent mètres, pleine de monde.
C’est tout juste si Lise leva la tête de son assiette quand il arriva à la table : elle en était au dessert, un baklava sucré et dégoulinant de miel. Malko s’assit et se confondit en excuses : il avait dû attendre son coup de téléphone très longtemps, il était désolé, n’avait pas trouvé dans l’annuaire le nom du restaurant…
Lise l’écouta sans mot dire. Krisantem, à côté, les yeux baissés, essayait de garder l’air sérieux.
— Vous êtes un mufle, articula enfin Lise. Il y a deux heures que je vous attends.
Et elle enfourna une énorme bouchée de baklava, pour se consoler.
Alors Malko eut une inspiration géniale en apercevant un petit bonhomme de cinq ou six ans qui passait entre les tables en vendant des petits paniers de mûres sauvages.
Il l’appela et lui donna une livre. Le gosse, ravi, posa sur la table ses deux derniers paniers. C’était un petit gitan. Lise le regardait du coin de l’œil, attendrie. Elle sourit quand Malko poussa les deux paniers vers elle.
— Nous allons les manger ensemble. Je ne dînerai pas. Ce sera ma punition.
Et il lui prit la main et la baisa. Ça allait mieux. La chance le servit encore : machinalement il suivait le gosse des yeux quand il le vit s’accroupir dans un coin de la terrasse et prendre dans ses bras un énorme ours en peluche, posé à côté de son stock de paniers. Le businessman en herbe redevenait enfant.
— Regardez, dit-il à Lise.
Elle fondit immédiatement. Lâchement, Malko en profita pour poser une main sur son genou, sous la table. Elle ne la retira pas. Tout en mangeant leurs mûres, ils commencèrent à roucouler. Krisantem buvait du petit lait. Il avait une âme de marieuse, cet homme.
Soudain le regard de Lise se durcit. Elle retira d’un geste sec sa main de celle de Malko. Les yeux de la jeune fille étaient fixés sur sa cravate.
Il y jeta un coup d’œil et reçut une tonne de briques sur la tête. La cravate était nouée à l’envers. On ne voyait que la doublure.
— Vous vous déshabillez pour téléphoner ? demanda Lise d’une voix très douce.
Et avant qu’il ouvre la bouche, elle enchaîna :
— Je comprends maintenant. Vous vouliez faire un beau doublé, dans la même soirée.
Malko voulu lui reprendre la main.
— Laissez-moi, grinça-t-elle. Ou j’appelle. (Illogisme féminin. Elle n’aurait pu faire venir qu’un garçon.) Quand je pense… Ramenez-moi immédiatement à l’hôtel.
Dignement elle se leva, traversa la rue et alla s’asseoir dans la Buick. Malko explosait intérieurement. Jamais il ne pourrait lui expliquer qu’il s’était déshabillé tout seul.
Il paya l’addition et rejoignit Lise. Quand il entra dans la voiture, elle se rencogna un peu plus. Elle ne desserra pas les dents de tout le parcours.
Mais tout cela, ça n’était rien. En traversant le hall avec Lise, Malko rencontra un regard noir. Celui de Leila. Lorsqu’il fit un geste pour venir vers elle, elle détourna ostensiblement la tête. Encore une scène en perspective.
Ecœuré, Malko prit sa clef, l’ascenseur et deux comprimés de Nembutal. Il y a des soirées qu’il vaut mieux ne pas prolonger.
Elko Krisantem était inquiet, en allant à son rendez-vous.
Le Russe attendait dans sa Fiat 1100, garée devant la maison. Il était seul. Elko vint s’asseoir à côté de lui.
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