André Héléna - Les salauds ont la vie dure

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Le grand roman noir et rouge de la France de l'Occupation, celui aussi de la révolte aveugle, de la rébellion et de l'horreur. Un voyou parisien, devenu résistant malgré lui à la suite d'un crime passionnel, mène sa guerre personnelle face à l'autorité, aux polices française et allemande, à la milice et aux troupes nazies.
Feuilletons, romans d'aventure, BD endiablées, sérials comico-héroïques, chroniques tragiques d'une époque, petite histoire des Français,
et sa suite,
, sont tout cela et plus encore.
La multiplicité des talents littéraires d'André Héléna, son imagination, son sens de l'action, la pluralité de son écriture, l'acuité du regard font de cette saga unique une épopée hors du commun, dont la pertinence historique n'a rien à envier à celles des chroniques les plus averties. L'histoire vue par l'autre bout de la lorgnette, et un chef-d'œuvre d'un genre littéraire n'appartenant qu'à son auteur.
Narbonnais de naissance, Leucatois de prédilection, Parisien par amour, André Héléna (1919–1972) est le plus authentique représentant du roman noir à la française. Conjuguant polar, existentialisme, réalisme poétique et pessimisme, cet anarchiste des lettres pousse l’écriture au paroxysme de la révolte. Un maître enfin reconnu.

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Distrait par sa colère, il avala, sans y penser, une grande gorgée de café et pensa rendre l’âme de dégoût. Il fit une grimace affreuse et ses yeux s’exorbitèrent.

— Pouah ! cria-t-il en reposant sa tasse. Patron, donnez-moi un cognac.

Sauf qu’il sentait vaguement le pétrole, le cognac était tout de même plus consommable.

— Et maintenant, conclut-il lorsqu’il eut avalé son glass, qu’est-ce qu’on va faire ? Moi je nage, je n’avais jamais prévu ça. Si on m’avait dit, hier soir, à l’apéro, lorsque Dominique a eu la faiblesse de t’affranchir sur le turbin de la môme, que cette partie clandestine de jambes en l’air, allait m’obliger, moi que ça ne regardait pas, à cavaler et à me planquer comme un tricard, j’aurais ri au nez du prophète.

C’est vrai que c’était plutôt marrant comme situation, le cas de Jimmy. C’est à croire que des fois la destinée se fout de nous. Voilà un mec qui n’avait rien fait, mais alors là, rien du tout et qui courait le risque d’être fusillé pour acte de terrorisme.

— Je ne sais pas trop, dis-je. Le mieux ce serait peut-être de filer à Lyon ainsi que j’en avais l’intention.

— Va pour Lyon. Et dire que je n’ai même pas la possibilité d’aller embrasser ma vieille mère.

Il ne m’en avait jamais parlé. Ça me parut curieux que Jimmy ait une mère. Je n’y avais pas pensé.

— T’as une mère, toi ? dis-je étourdiment.

Jimmy me regarda avec surprise.

— Pourquoi ? demanda-t-il. C’est défendu ? Tu t’imaginais que j’étais né de génération spontanée ?

— Non, mais je ne te vois pas faire des tendresses à une femme.

— C’est aussi ce que les femmes ont pensé, tu vois, ricana-t-il amèrement. Elles se sont toutes dit que je n’avais pas une tête à ça. C’est parfois difficile à porter, une bille de catcheur, sans parler du danger de se faire repérer.

C’était la première fois qu’il ébauchait une confidence. On vit à côté de quelqu’un pendant des années, on travaille ensemble, c’est votre meilleur ami, il porte lui aussi, son drame personnel et on n’en sait rien, on l’ignore, on s’aperçoit des fois, dix ans plus tard, que ce n’était pas du tout le type qu’on avait pensé. Si on m’avait dit qu’au fond Jimmy était un tendre, je ne l’aurais pas cru. Ce n’était pas exactement un drame, d’ailleurs, ou plutôt le drame venait d’un complexe, quelque chose comme le complexe de Quasimodo.

— T’as pourtant jamais manqué de gonzesses, dis-je.

— Non, dit-il gravement, c’est de femmes que j’ai manqué. Tu saisis la différence ?

— Oui.

— C’est comme toi, d’ailleurs, ajouta-t-il. Tu crois que tu en as possédé beaucoup, des femmes ? Tu as eu des tordues, des putains et des salopes, comme presque tout le monde.

— Tu exagères.

— À peine.

Il fit signe au patron de nous remettre ça.

— T’en as déjà connu des filles qui vaillent la peine ? Regarde la dernière. Tu l’as ramassée sur le Sébasto. Normalement, elle aurait dû en avoir marre de se faire enfiler. Penses-tu ! Elle n’a rien eu de plus pressé que de se chercher un doublard.

Cette conversation m’agaçait. J’étais encore sous la douleur de ce coup saignant. Il n’y avait pas plus de quinze heures que j’avais appris l’histoire.

— Barrons-nous, dis-je. On va aller à la gare de Lyon pour voir les horaires.

— D’accord, répondit-il. Au moins, c’est pas les bagages qui nous gêneront.

— T’en fais pas, on se refrusquera là-bas. Tu as emporté ton flouss ?

— Pas lerche. Cent sacs, c’est à peu près tout.

— Merde alors ! Je te croyais plus rupin. Qu’est-ce que tu fais de ta galette ? Tu ne dépenses presque rien.

— Je le donne à la vieille. Comme ça, il est plus en sûreté si je venais à me faire croquer. Et puis, faut qu’elle vive, cette femme.

De mieux en mieux ! Encore dix minutes et mon Jimmy allait m’apparaître comme un petit saint.

— Faudra chercher du boulot là-bas, soupira-t-il.

Je me doutais bien sûr de quel genre de boulot il voulait parler.

— T’en fais pas, lui dis-je. On est parés pour quelque temps. J’ai une brique sur moi.

— Une brique ! s’exclama-t-il, saisi, en s’arrêtant au bord du trottoir. À qui l’as-tu fauchée, cette brique ?

— Je ne l’ai pas fauchée, répondis-je, c’est ça le plus marrant. C’est une commission. J’ai vendu dix mille cercueils à l’Organisation Todt.

Jimmy éclata de rire.

— Elle est bien bonne. C’est ce qu’on appelle des cercueils garnis sans doute ? Tu fournis aussi les macchabées.

— Oh ! ça va ! fis-je agacé. Cesse de me chambrer.

— Si on ne peut plus rigoler ! grommela-t-il. Pour une fois que tu ne fais pas une blague !

Un autobus passait. Avec son immense réservoir à gaz il ressemblait à un énorme cloporte. Il allait de la gare Saint-Lazare à la gare de Lyon, précisément. Il s’arrêta devant nous. On en profita.

— Restons sur la plate forme, dit Jimmy, je voudrais fumer.

Nous restâmes coincés entre deux boches. Ce n’était pas le moment de parler de quoi que ce soit. Avec ces mecs-là, on ne sait jamais. Dominique m’a dit un jour qu’il en avait connu un qui parlait corse. On cause à côté, on se méfie pas et toc ! on se fait emballer. Jimmy avait compris autant que moi. On n’ouvrit pas le bec jusqu’au terminus.

On avait un train dans une heure de là, un express. Il n’était accessible qu’aux voyageurs allant à Lyon et au-delà. J’en déduisis qu’on aurait de la place, surtout qu’on allait voyager en première. Au point où on en était !

— Je vais te payer le plus beau voyage de ta vie, dis-je à Jimmy. En première classe, comme un ministre.

— En première classe ? répéta-t-il. Tu vas au mariage de ta sœur ?

— Qu’est-ce qu’il vient foutre, là-dedans, le mariage de ma sœur ?

— Alors, décidément, continua-t-il en se croisant les bras, tu n’as pas plus de cervelle qu’une linotte ? Tu ne te souviens pas de ce que tu as fait hier soir et de ce qui s’est passé ce matin ?

— Naturellement que je m’en souviens, mais je ne vois pas le rapport avec un voyage en première classe.

— C’est pourtant pas dur à piger. Qu’est-ce que tu trouves, actuellement, dans les classes de luxe ? La fine fleur de la Gestapo, de la police et de l’État. Ils ne sont pas si nombreux que ça. Ils voyagent à leur aise, c’est vrai. Mais c’est justement parce qu’ils ne sont pas nombreux que c’est un jeu, pour les Frizés d’éplucher tout ça. Si on monte là-dedans, je te le dis, ça va mal se terminer, parce que tu penses bien qu’ils doivent éplucher les gares et les trains. Et quelle gueule vas-tu faire, s’il y a un contrôle, avec tes papiers d’identité ? Votre profession ? Plombier. Et vous ? Ouvrier d’usine. Ça fait bien, dans le décor. On est suspect du premier coup.

Je discutai au moins pour prendre une seconde.

— D’abord, dit Jimmy, il y a autant de monde en seconde qu’en troisième. La seule différence, c’est que ça coûte plus cher. Prends des troisièmes, mon pote, crois-moi. Maintenant, si tu veux louer les places, moi je veux bien. Mais je ne crois pas que ce soit possible une heure avant le départ du train.

Effectivement, on n’avait pas droit, ou peut-être qu’il n’y en avait plus, je ne m’en souviens pas.

Une heure après, il fallut se battre pour grimper dans ce train qui ressemblait à tous les express de l’occupation, c’est-à-dire qu’il était plein de monde jusque dans les lavabos. Quand une femme allait pisser, fallait qu’elle abandonne sa pudeur à la porte et qu’elle se soulage devant toute l’assistance. Il y en avait qui allaient dans les waters rien que pour ça.

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