Le tapage assourdit Malko. Toutes les tables étaient occupées par des marchands qui parlaient et riaient bruyamment. C’était d’une saleté indescriptible. Une odeur aigrelette flottait dans l’atmosphère.
Un gros type vint saluer Derieux et le guida jusqu’à une table libre, qu’il essuya d’un revers de bras. Derieux s’assit et prévint Malko :
— Ici, il faut manger du chuhlik et du riz. Ils le font très bien. Vous buvez de la bière ou de l’abali ?
Malko, sachant ce qu’était l’abali, choisit la bière. Derieux appela un garçon et commanda. On leur apporta tout de suite, sur une assiette, des radis et du fromage blanc parfumé, le tout avec des galettes de blé. Le pain était inconnu.
— Alors, vous avez vu le lieutenant Tabriz ? demanda Derieux.
— En un sens, oui.
Il le mit au courant. Tout en grignotant ses radis, Derieux hocha la tête.
— Tout cela est bizarre. Les Iraniens ne sont pas des sanguinaires. Ça m’étonne, que pour une histoire de fric on ait descendu ce pauvre type et qu’on ait essayé de nous liquider. C’était si simple, de l’envoyer en mission pour quelques semaines !
Malko flaira avec prudence l’assiette qu’on venait de lui apporter. Le riz était jaune safran et la viande, coupée en longues plaques, ressemblait à un bout de carton. C’est ça, le folklore ?… Il goûta le riz et faillit s’étrangler. Affreusement épicé. Il avala une grande gorgée de bière fade et continua :
— Il y a autre chose. C’est pour cela que je suis ici. Que dit-on de la situation politique en ce moment, je veux dire, est-ce que le chah est solidement établi sur son trône ?
Derieux rit.
— Ça fait trois ans que je suis ici. Tous les mois on m’annonce la révolution. Alors, vous savez !… Bien sûr, depuis quelque temps on dit que Khadjar aimerait bien s’asseoir sur le trône. Il a beaucoup de gens en main et une partie de l’armée le suivrait… Mais il faudrait d’abord se débarrasser du chah. Et ça…
Le Belge coupait sa viande en tout petits morceaux et les trempait dans une sauce verte qu’on leur avait apportée. En un clin d’œil il eut nettoyé son assiette. Malko se contentait de picorer du riz. La viande était dure comme du bois. Et vraisemblablement cuite au pétrole, d’après l’odeur.
— Alors, le chah ? fit Malko.
— Le chah a la peau dure. Depuis qu’un type lui a vidé un chargeur à bout portant, il y a sept ans, il est resté méfiant. Quand vous êtes avec lui vous avez intérêt à ne pas faire de mouvements trop brusques. Ses gorilles se feraient plutôt féliciter en vous descendant par excès de zèle.
— Et Khadjar ? Il n’a pas confiance en lui ?
— Vous auriez confiance dans un serpent, vous ? On dit que le chah n’invite jamais Khadjar à une partie de chasse, de peur d’un « accident ». Mais, dites-moi, vous croyez que Khadjar veut assassiner le chah ?
Fasciné par l’appétit du Belge, Malko n’écoutait que d’une oreille. Il avait à peine touché à son riz et déjà il n’avait plus faim.
— C’est une éventualité que je n’écarte pas…
Derieux avala un énorme morceau de galette et, la bouche pleine, secoua la tête vigoureusement :
— Impossible ! Votre pote Schalberg serait au courant. Khadjar ne lève pas le petit doigt sans le lui dire. Et pour cela il faut des armes. Or, en ce moment, il n’y en a pas.
— Comment le savez-vous ? Vous faites aussi du trafic ?
— Ça m’arrive.
— Vous travaillez pour tout le monde ?
— Pour tous ceux qui me payent, dit sérieusement Derieux. Et je n’ai que des amis.
Il alluma sa cigarette, d’un air satisfait. Tirant de sa poche un cure-dent il se fit les ongles et ensuite les dents.
Soudain il fronça les sourcils :
— Dites donc, je commence à comprendre. Schalberg veut vous doubler ?
Malko fit l’étonné.
— Me doubler ?
— Oui, enfin, ses chefs. En aidant Khadjar à votre insu. Si Khadjar prenait le pouvoir, il en mettrait à gauche une méchante pincée…
— Vous croyez que Schalberg n’est sensible qu’à l’argent ?
— Non, mais il y aurait une autre raison pour lui : depuis le début de l’année, le chah s’est beaucoup rapproché des Russes. Il penche vers le neutralisme. Cela arrangerait Schalberg d’avoir un homme à lui à la tête du pays.
Malko suçait un radis. C’était tout ce qu’il y avait de comestible dans ce restaurant.
— Alors, vous acceptez de travailler avec moi ?
— Oui, au point où j’en suis. J’espère que vous serez reconnaissant. Si ça marche, je serai plutôt bien vu du chah. Il a la gratitude efficace.
C’étaient de bons arguments.
Derieux insista pour payer, une somme ridicule d’ailleurs. Ils traversèrent et regardèrent autour d’eux.
— Vous croyez que nous sommes suivis ?
— Certainement, dit Derieux. Pour eux, c’est facile. Mais ils ne tenteront rien de direct.
— Je vais quand même prendre une ou deux précautions, dit Malko. Il faudrait un fil conducteur et surtout découvrir si quelque chose est en route.
— J’ai des indicateurs. Je vais essayer. Je vous ramène à l’hôtel. Et on se voit demain.
La circulation était toujours aussi compacte, les chauffeurs iraniens jouant perpétuellement à se faire peur. Malko retrouva avec soulagement le hall du Hilton. La chaleur était étouffante et il n’avait rien à faire. Il décida de prendre son maillot et d’aller à la piscine. La Panam avait peut-être débarqué de nouvelles beautés.
Il n’y avait pas d’hôtesse au bord de la piscine, mais, quand Malko arriva, une silhouette jaillit de son transat et se précipita sur l’Autrichien.
C’était Van der Staern, plus écarlate que jamais.
— Ce que je suis content de vous voir ! dit-il. Plusieurs fois je vous ai appelé dans votre chambre sans succès.
Malko était plutôt réticent. La compagnie du clerc de notaire belge n’était pas des plus distrayantes. Si encore il lui prêtait de l’argent pour son château !…
— Vous vouliez me faire la cour ? fit Malko, pince-sans-rire.
L’autre eut un haut-le-corps.
— Passez-vous votre vie à plaisanter ?… J’ai quelque chose d’important à vous demander.
— Vraiment ?
— Pas ici.
— Ça peut attendre jusqu’au coucher du soleil ? Je n’ai plus envie de bouger aujourd’hui.
— Non, il faut que vous veniez maintenant.
Le Belge était debout et piétinait déjà, tenace comme un huissier. Malko comprit qu’il ne s’en débarrasserait qu’en le noyant.
— Où voulez-vous que j’aille ?
— Dans ma chambre.
— Vous voyez bien ce que je vous disais !
— Monsieur, si on vous entendait !…
Les gros yeux du Belge roulaient, horrifiés. Il regarda autour de lui, pour le cas où l’on aurait entendu les propos de Malko. Mais il n’y avait qu’un garçon abruti de soleil, dormant debout, dans un coin d’ombre.
— Bon, on y va, fit Malko, résigné.
Van der Staern le précéda. Il habitait au huitième étage, une chambre identique à celle de Malko. Les deux hommes s’assirent dans des fauteuils. Le Belge semblait très embarrassé.
— Voilà, commença-t-il, je crois que vous connaissez mieux ce pays que moi. Vous avez plus l’habitude de ce qu’on peut faire ou non, n’est-ce pas ? Il se pencha vers Malko : Nous autres, en Belgique, vous savez, nous avons tellement l’habitude de la légalité que nous ne savons plus…
— Autrement dit, vous me prenez pour un truand, coupa Malko.
— Non, non. Mais vous avez fait des affaires dans ce pays. Vous avez des relations.
Malko en avait assez de le voir tourner autour du pot. Car l’honnête Mr Van der Staern mijotait une combine qui devait l’être moins.
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