Macao à peine digéré, les Rouges s’étaient attaqués à Hong-Kong. Certes, il aurait suffi au général Lien-pao, commandant en chef de l’armée chinoise, de lever le petit doigt pour ne faire qu’une bouchée de la poignée d’Anglais de Hong-Kong, sans provoquer plus qu’une protestation outrée et platonique de l’ONU. Mais ce n’était pas la solution « correcte ». Il fallait que les occupants blancs perdent la face, qu’ils s’inclinent devant la sagesse infinie du président Mao. Les Rouges ne voulaient pas occuper Hong-Kong, seulement le contrôler. Un mois plus tôt, ils avaient soumis au gouverneur de la colonie un document en onze points sur le modèle de celui de Macao, qui avait été dignement repoussé par le représentant de Sa Très Gracieuse Majesté.
La première bombe avait explosé le lendemain…
Depuis, Hong-Kong était paralysé. Les incidents grotesques alternaient avec les provocations dramatiques.
Wan-chai, le quartier chaud de Hong-Kong, à l’est de Victoria City, le cœur de l’île, le fief de Suzie Wong, était désert. Les commerçants et les tenanciers de boîtes de nuit recevaient de mystérieuses consignes et fermaient brusquement, pour une heure ou pour un jour. Les portiers des innombrables boîtes de nuit s’étiolaient devant des salles vides d’entraîneuses. Celles-ci restaient chez elles, à apprendre par cœur le petit livre rouge de Mao. Il fallait préparer l’avenir. Seuls quelques rares bordels très bon marché avaient une maigre clientèle locale.
Des émeutes éclataient tout le temps, « spontanément ».
Le jour de l’arrivée de Malko, une centaine de marins des jonques communistes déchargeant à North Point, à peine à un mille du Hilton, avaient pris d’assaut le commissariat du port, armés de haches et de couteaux. Après avoir molesté les deux policiers anglais du poste et jeté à la mer les Chinois, ils avaient relâché les deux Blancs, vêtus de leur seule dignité, le corps et le visage couverts d’inscriptions à la peinture rouge, accusant de mœurs contre nature le gouverneur et son épouse. Lorsque trois voitures bourrées de policiers étaient enfin arrivées, les manifestants s’étaient évanouis dans leurs jonques, et on avait dû se contenter d’arrêter un gamin de treize ans qui avait craché en direction des camions grillagés hérissés d’armes. La police serait obligée de le relâcher pour éviter de nouvelles émeutes…
Comme l’avait proclamé Fei-ming, rédacteur en chef du Drapeau rouge, le quotidien communiste de Hong-Kong : « Les Anglais attraperaient une dépression nerveuse avant les forces démocratiques. »
Les Anglais, plus durs que les Portugais, tenaient bon, rendaient coup pour coup. Mais la lutte était inégale : trente mille contre trois millions et demi. Peu à peu, les communistes faisaient monter la pression par les bombes, les enlèvements, les émeutes, les appels au meurtre du Drapeau rouge, l’intouchable quotidien communiste.
« Ce qui se passe actuellement n’est que le prélude, prévoyaient les experts. Un jour, les communistes créeront un incident plus sérieux qui mettra définitivement les Anglais en position d’infériorité, les forcera à accepter les « onze points » humiliants de l’ultimatum communiste.
» Alors Hong-Kong retrouvera son calme, toujours anglais en apparence, mais l’administration britannique ne sera plus qu’une coquille vide…»
En attendant, l’agitation se calmait dans le hall du Hilton. Le seul effet durable de la « bombe » avait été d’augmenter considérablement la consommation de whisky au bar. Ceux qui avaient assisté à l’incident enjolivaient à qui mieux mieux… Une bombe au Hilton, vraiment ces communistes ne respectaient plus rien. Les propriétaires des boutiques de la galerie marchande affichaient des mines consternées. Même les pires révolutions chinoises ont toujours respecté le commerce.
Malko prit sa clé et monta dans sa chambre. Sa « couverture » lui avait permis de louer une somptueuse suite au vingt-deuxième étage de l’hôtel. La vue était féerique. Le Hilton, comme le Mandarin, l’hôtel le plus luxueux de Hong-Kong, dominait tout Victoria Harbour, le chenal séparant l’île de Hong-Kong de la péninsule de Kowloon, perpétuellement sillonné par une multitude d’embarcations diverses.
Le hurlement d’une sirène le fit se précipiter à la fenêtre. Une voiture de police grillagée dévalait Connaugh Road en direction de l’ouest. Encore une bombe. Lui qui avait imaginé son séjour comme des vacances au soleil !
Un fin crachin, reliquat du typhon Emma, fouettait les vitres du Hilton. À travers la bruine, on apercevait à peine la silhouette massive auréolée de barbelés de la Bank of China, juste de l’autre côté de Queen’s Road, et les innombrables buildings gris de Kowloon formaient une masse confuse et presque irréelle, par-delà Victoria Harbour.
En dépit du mauvais temps, le trafic maritime était toujours aussi intense. Les sampans, les cargos, les wallas-wallas, taxis nautiques, les jonques pansues avec leurs voiles en lambeaux ou de poussifs diesels s’entrecroisaient dans Victoria Harbor, en un ballet féerique pour le spectateur. Seuls les communistes utilisaient encore les voiles traditionnelles : le mazout était introuvable en Chine rouge, à quinze milles à vol d’oiseau.
Malko fronça les sourcils : il était obligé de sortir pour prendre contact avec le patron de l’antenne CIA locale, Dick Ryan. Le rendez-vous avait été fixé par le télex codé reliant Washington au consulat. Ryan devait se trouver sur le Star-ferry reliant Hong-Kong à Kowloon. L’Américain ferait la navette entre l’île et la péninsule entre quatre et six heures. Pas besoin de signe de reconnaissance. Les yeux d’or de Malko suffisaient largement.
Au moment où Malko enfilait un trench-coat, on frappa un coup discret à la porte. Il alla ouvrir : un jeune Chinois s’inclina profondément et lui tendit un petit paquet : les cartes de visite qu’il avait commandées la veille, en arrivant. Malko donna un dollar Hong-Kong de pourboire, ce qui ne représentait guère que quinze cents américains et ouvrit le paquet.
Les cartes étaient à double face, un côté en anglais, l’autre en chinois. Indispensable à Hong-Kong. L’artisan avait consciencieusement calligraphié le titre de Malko.
« Son Altesse Sérénissime le Prince Malko Linge. »
Il n’y avait même pas de fautes d’orthographe. Le cœur un peu réchauffé, Malko sortit de sa chambre. Il avait hâte de commencer à travailler sérieusement. La liftière, moulée dans un cheong-sam doré lui donna un petit coup au cœur. Elle ressemblait à Thepin, la jeune Thaïlandaise qu’il avait connue à Bangkok en essayant de retrouver Jim Stanford [7] Voir L’Or de la Rivière Kwai.
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L’ascenseur stoppa avec une petite secousse. La Chinoise coula à Malko un regard câlin avant d’ouvrir les portes. D’habitude, les Blancs, dès qu’ils étaient seuls avec elle, se conduisaient à peu près comme les singes du zoo…
* * *
Dick Ryan était presque chauve, costaud, avec une amorce de double menton, une bouche petite, des yeux marron perpétuellement en mouvement et un air énergique. Assis sur une des banquettes de bois, à l’avant du ferry, il regardait d’un air absent le barrage anti typhon de Yaumati abritant une masse compacte de jonques et de sampans.
— Foutu temps, remarqua-t-il.
Malko regarda ses mains : elles étaient extrêmement soignées. Rare chez les barbouzes. Le gros ferry ralentit. Ils approchaient de Kowloon. Il y avait peu de Blancs à bord, mais personne ne semblait prêter attention à eux. Ils auraient pu être d’innocents touristes. Ils se mêlèrent au flot des Chinois qui débarquaient et reprirent la queue pour monter dans l’autre ferry qui repartait sur Hong-Kong.
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