«Le jeune magistrat ne pouvait dissimuler la joie qu’il ressentait d’entreprendre, au début de sa carrière, une campagne qui promettait d’être couronnée de succès, contre un bandit si célèbre et si redouté.
«Il prévoyait le retentissement qu’allait avoir cette affaire et savourait à l’avance la gloire qui ne pouvait manquer de rejaillir sur son nom.
«- Et vous êtes certain qu’il reviendra demain? me dit-il après un instant de réflexion.
«- C’est exactement le temps qu’il faut pour aller à Rennes et en revenir, et je ne crois pas qu’il s’attarde longtemps en route.
«- Vous connaissez mieux que moi ses habitudes et la disposition du château. Quel plan croyez-vous être le meilleur pour nous emparer de lui sans coup férir?»
«Je lui exposai en quelques mots les dispositions auxquelles je m’étais arrêté après mûres réflexions et qui me semblaient les plus sûres et les plus rapides.
«Il les approuva vivement et me dit qu’il voulait conduire lui-même une entreprise de cette importance.
«Il me reconduisit avec force poignées de main et des félicitations sans nombre, – telles qu’on sait en adresser à un homme auquel on va devoir sa fortune.
«Comme je sortais du cabinet du juge d’instruction, six heures sonnaient à l’antique église de la ville.
«La nuit était tellement noire, qu’on distinguait à peine les portes enfoncées des maisons et leurs toits posés de travers. Je jugeai plus prudent de ne pas retourner à Kerguen ce soir-là. Les chemins étaient mauvais et, par une obscurité si épaisse, je craignais de m’égarer et de tomber dans quelque fondrière.
«Je me rendis donc à l’auberge de l’Écu-de-France et me fis servir à dîner, sans oublier de recommander le cheval du père Claude aux bons soins de l’hôtelier. Ensuite, je m’enfermai dans ma chambre pour vous écrire.
«Je me couchai enfin, car j’étais épuisé de fatigue, et dormis d’un sommeil très agité.
«Ce matin, à huit heures, je trottais de toute la vitesse des petites jambes de mon cheval sur la route de Locnevinen à Kerguen. Près du bourg, je rencontrai Jean-Marie, qui poussa des cris de joie en m’apercevant et souleva dans ses bras sa petite sœur qui l’accompagnait, en lui disant de me souhaiter le bonjour.
«Je descendis de cheval et tirai l’enfant à part.
«- Tu vas monter sur le bidet avec moi, lui dis-je, et quand nous serons arrivés au château, tu le ramèneras au père Claude.»
«Il m’obéit et s’installa avec moi sur la selle. Chemin faisant, je lui dis:
«- Jean-Marie, je vais bientôt quitter le pays. Comme tu as toujours montré beaucoup de zèle et d’intelligence dans les commissions dont je t’ai chargé, je veux, avant de partir, te laisser un souvenir. Mais il faut que tu me rendes un nouveau service. Écoute-moi bien, et retiens ce que je vais te dire. Tu te tiendras ce soir depuis neuf heures jusqu’à minuit sur la colline des Lavandières; tu emporteras avec toi une corne de bouvier, et, lorsque tu verras briller de la lumière à la fenêtre du château, qui est au-dessus du grand sapin, tu souffleras dans ta corne de toutes tes forces et à plusieurs reprises.»
«L’enfant se retourna sur la selle et me regarda, les yeux et la bouche grands ouverts.
«- Tu sais que j’exige de toi la plus grande discrétion. Ainsi promets-moi de faire ce que je te demande, sans en rien dire à qui que ce soit.»
«Il partit d’un grand éclat de rire.
«- Ah! ma doué! vous avez là une drôle d’idée! s’écria-t-il. Mais j’ai dit que je ferais tout ce que vous voudriez: ainsi vous pouvez compter sur moi. J’emprunterai à Eudes Riou sa grande corne qu’on entend à une lieue par le beau temps; je me glisserai à neuf heures par la fenêtre de l’étable, je gagnerai le clos des Lavandières, et, de là, je regarderai du côté du château. Craignez rien, j’ai de bons yeux et je verrai bien la lumière.»
«Nous étions arrivés au bout de l’allée de châtaigniers.
«Je sautai à bas de cheval et déposai Jean-Marie à terre.
«- Tiens, lui dis-je, tu donneras ceci au père Claude pour le loyer de son cheval et tu garderas cela pour toi. Si tu fais bien ce que je t’ai commandé tout à l’heure, tu auras pour récompense dix pièces d’argent semblables à celle-ci.»
«Je laissai l’enfant tout ébahi se confondre en remerciements et en protestations de dévouement, et j’entrai dans le château.»
CHAPITRE X LA PIQÛRE D’AIGUILLE
Tribunal de 1 èreinstance de Locnevinen
Cabinet du Juge d’instruction
«Il fit hier soir une tempête effroyable. Le vent soufflait avec violence, et les flocons de neige, poussés par l’ouragan, entraient par la fenêtre et venaient me battre le visage.
«Il était sept heures du soir, lorsque je me mis à mon poste d’observation. Mes yeux finirent par s’habituer à l’obscurité, je pus distinguer, à travers ce rideau de neige et de ténèbres, la grille du jardin.
«Jacquot errait autour de la maison en poussant des hurlements sinistres. J’avais heureusement pu dérober encore à l’office un gros quartier de viande et je le lui avais jeté pour calmer sa fureur.
«Le temps s’écoulait lentement. Chaque minute me paraissait un siècle. Une angoisse terrible commençait à s’emparer de moi.
«Je repassai dans mon esprit le plan que j’avais imaginé pour m’emparer du bandit. J’en trouvais toutes les dispositions mauvaises. Je craignais qu’il n’avortât et que l’assassin n’échappât encore une fois à la justice!
«S’il allait ne pas revenir… Si ce voyage n’était qu’une ruse habile pour dérouter les soupçons dont il se savait être l’objet…
«Peut-être, au lieu de prendre le chemin de Rennes, a-t-il pris celui de Brest. Peut-être, au moment où je l’attends ici pour le saisir dans son repaire, s’échappe-t-il sur un vaisseau qui le conduit au-delà de l’Océan!
«Toutes ces réflexions se présentaient à mon esprit et me faisaient paraître plus longues et plus cruelles les heures de l’attente.
«Dix heures sonnèrent.
«Tout à coup, il me sembla voir, à travers l’obscurité si épaisse, une petite lumière faible et vacillante qui s’avançait lentement et marquait sa traînée lumineuse sur la neige du jardin.
«Je regardai plus attentivement en me penchant hors de la fenêtre; la lumière avait disparu.
«- J’ai eu une hallucination», pensai-je.
«Et je poussai un soupir de découragement.
«Cependant mes yeux n’avaient pas quitté la place où j’avais vu disparaître la trace lumineuse.
«Il me sembla qu’à cet endroit l’obscurité était plus épaisse. Je distinguai sur la neige une grande tache noire.
«Puis cette tache parut se séparer en deux.
«- Il a un complice, me dis-je; tout est perdu!»
«Un grognement prolongé, qui parvint jusqu’à mon oreille, me rassura.
«Ce complice… c’était Jacquot qui venait présenter ses respects à mon maître.
«En effet, je revis bientôt la lumière de la lanterne sourde recommencer sa marche.
«Elle franchit la porte de la cour et se dirigea vers le coin obscur où se trouvait la cage de l’ours.
«- Il va s’assurer que ses ordres ont été exécutés, pensai-je, et que Jacquot est bien réellement à jeun depuis trois jours.»
«Enfin la lumière s’avança toujours avec la même lenteur et la même circonspection vers la maison, et j’entendis la porte du château se fermer doucement.
«Alors je pris la lampe que j’avais cachée derrière les rideaux de mon lit, et je la levai trois fois en étendant le bras hors de la fenêtre.
J’attendis quelques minutes. Mon cœur battait à rompre ma poitrine.
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